« Limonov » de Carrère : Le salaud et l’ingenu
Que le romancier français Emmanuel Carrère ait reçu avec son portrait le prix Renaudot en 2011 a sans doute moins réjoui Eduard Limonov que la rumeur selon laquelle ce livre aurait été retiré des favoris du prix Goncourt, sous prétexte d’un récit biographique sur un insupportable salaud.
L’été profitant aux rattrapages de lecture (quand la valse des Prix a tendance à peopliser la littérature en distillant un malaise certain), il n’existe que de bonnes raison de se pencher sans plus tarder sur ce récit romanesque de cet écrivain et homme d’action ultra-nationaliste russe, qui plonge le lecteur dans une relecture très incarnée de l’URSS, et des soubresauts qui accompagnèrent sa disparition.
Jusqu’à en comprendre aujourd’hui l’attitude profondément russe de Vladimir Poutine en Ukraine, auquel Limonov s’attaque aujourd’hui encore, sans jamais reculer devant ses chances inégales. Un livre sans doute né de la surprise qu’Emmanuel Carrère éprouva, après quelques soirées happy few sur Paris au début des années 2000 où il fit sa connaissance, quand il le revit entouré de ses gardes du corps rasés nazbols à l’enterrement de la journaliste russe Anna Politkovskaïa, en 2006.
L’homme dont il est question dans ce grand livre de Carrère (à qui l’on pardonnera ainsi sa « Moustache » ou son précédent « D’autres vies que la mienne ») s’appelle Eduard Limonov, introduit tout d’abord comme un jeune Russe agité par une idée simple à formuler, mais plus difficile à mettre en œuvre : devenir un héros, quel qu’en soit le prix à payer, et sans perdre du temps à y postuler en respectant l’itinéraire désigné.
Un rêve d’adolescent dans la déconfiture d’un système soviétique sclérosé, défendu à son corps défendant durant plus d’une soixantaine d’années par l’intéressé, qui aura emprunté les grandes courbes de l’Histoire, et ses bas-fonds. Sans jamais reculer ni s’agenouiller : une attitude sans aucune compromission qui nourrit l’envie dévorante de Carrère de nous en faire partager le récit picaresque.
Nulle hésitation ici à employer ce terme avec précision, qui désigne l’histoire de héros miséreux, vivant en marge de la société et à ses dépens, entre tableaux de la vie vulgaire et scènes de mœurs, mais toujours en phase avec son époque.
Eduard Limonov, né en 1943, fut tour à tour icône de l’underground soviétique, activiste dans l’âme, raté flamboyant à New York et clochard qui alla tâter de la sodomie par des Noirs « pour savoir ce qu’il en était de la taille réelle de leur sexe » , puis écrivain fêté par les branchés à Paris, pris sous son aile par Jean-Edern Hallier au sein de la fumeuse équipe de l’Idiot international. A la fin des années 80, la glasnost lui fit reprendre contact avec sa patrie-mère livrée aux nouveaux capitalistes, ce qui le poussera à endosser la tenue d’un engagé volontaire aux côtés des Serbes dans les Balkans, et devenir le vieux chef charismatique du parti national-bolchévique radical qu’il créa dans le bordel post-communiste, dans un effrayant mélange des genres, de Céline à Mishima, et de Lénine à Jean-Marie Le Pen.
Un type qui se rêvait révolutionnaire professionnel et technicien de la guérilla urbaine, et qui n’héritera que d’une marche à côté de l’Histoire, parfois barrée de quelques années derrière les barreaux. Face à l’outrance et au dégoût qu’il put inspirer, Limonov n’est pourtant pas réductible à ce simple tableau caricatural, quand il parvint également à imposer une plume froide et sans compromission sur sa vie, une trentaine de livres autobiographiques lui permettant de faire naître un véritable culte dans son pays.
« Il faut reconnaître une chose à ce fasciste : il n’aime et n’a jamais aimé que les minoritaires. Les maigres contre les gros, les pauvres contre les riches, les salauds assumés, qui sont rares, contre les vertueux qui sont légion, et si erratique que semble sa trajectoire, elle a une cohérence qui est de s’être toujours, absolument toujours, placé de leur côté » , écrit ainsi Carrère.
Ces livres, écrits avec son sexe dans une main et une grenade dégoupillée dans l’autre, Emmanuel Carrère les a lus. Dévorés, même. Dans le milieu russophile qui le vit naître libre du bon côté de la vie, mais également de la littérature, il a su en extirper l’immanquable fascination distillée, mais également une re-lecture de l’Histoire telle qu’elle nous parvint, mais que les ressentis radicaux de Limonov peuvent brouiller, sans insulter aucune intelligence.
La chute des Ceaucescu et la guerre des Balkans, la Tchétchénie et Gorbatchev, ou encore l’ascension de ce jeune Vladimir Poutine que les oligarches capitalistes préférèrent (en se trompant) à un nouveau mandat d’Eltsine : la lecture du roman de Carrère nous dispense de la concentration nécessaire devant un livre d’Histoire, que Limonov a accompagnée ou à laquelle il a participé, pour nous plonger dans l’agitation frénétique d’un 20ème siècle puissamment décrypté.
Que l’auteur ait éprouvé de l’empathie ou du dégoût devant ce long fil d’une vie pas comme les autres nous est proposé comme un arrière-plan, sans piliers pour nous imposer une attitude à tenir. Devant cette valse effrénée, il existe pourtant une certitude, déployée avec un souffle remarquable par Emmanuel Carrère : « Le romancier n’est ni historien ni prophète : il est explorateur de l’existence » , le rejoint Milan Kundera.
« C’est bizarre, quand même. Pourquoi est-ce que vous voulez écrire un livre sur moi ? »
Je suis pris de court, mais je réponds, sincèrement : parce qu’il a – ou parce qu’il a eu, je ne me rappelle plus le temps que j’ai employé – une vie passionnante. Une vie romanesque, dangereuse, une vie qui a pris le risque de se mêler à l’histoire.
Et là, il dit quelque chose qui me scie. Avec son petit rire sec, sans me regarder : « Une vie de merde, oui »».
«Eklektika», 8 août 2014