«Limonov» d’Emmanuel Carrère, la vie normale, ce n’est pas pour nous…
«Ce pays est génial pour les évènements historiques, mais on n’y mènera jamais de vie normale. La vie normale, ce n’est pas pour nous.» pourrait être la phrase qui caractérise le mieux l’ouvrage d’Emmanuel Carrère, «Limonov», réédité en avril chez Gallimard dans la collection poche Folio et qui avait obtenu le Prix Renaudot en 2011 (éditions P.O.L).
Edouard Limonov n’est pas un personnage de fiction. Bien que totalement oublié en France c’est un personnage réel, un écrivain mercenaire, un aventurier-poète, sulfureux, controversé, fantasque, narcissique, et brutal. A travers la biographie de ce personnage, Emmanuel Carrère tente de saisir tout le romanesque de la Russie contemporaine et au-delà de notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Limonov est né en Ukraine en 1943 où il vécut une enfance et une adolescence de voyou, de petite frappe de banlieue. Poète de l’underground soviétique dans le Moscou de Brejnev, clochard à New-York, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan; il devient un auteur à la mode à Paris dans les années 1980, puisant dans son expérience américaine sordide la matière d’un ouvrage autobiographique, Le poète russe préfère les grands nègres, au contenu aussi cru que le suggère son titre. C’est ce livre qui lui avait valu la notoriété en France. Vivant dans les sphères intellectuelles et médiatiques parisiennes autour de Jean-Edern Hallier et la bande de L’Idiot international, il fait figure d’écrivain branché, sans morale ni scrupules, bien plus que de dissident russe à la Soljenitsyne, Sakharov, ou Brodsky qu’il critique vivement. Limonov est un sale type orgueilleux, ombrageux, irascible, et rusé, tout sauf sentimental, quoique, avec les femmes… Dans les années 1990, il se compromet par son engagement mercenaire aux côtés des troupes serbes lors des guerres des Balkans où on le voit discuter avec Radovan Karadzic alors que les troupes serbes mitraillent Sarajevo. Limonov choque fortement les occidentaux et disparait de nos écrans radar. À partir de cette période il n’est plus réédité en France; il sombre peu à peu dans l’oubli dans tout le monde occidental.
«La vérité que personne n’ose dire c’est que la guerre est un plaisir, le plus grand des plaisirs, sinon elle s’arrêterait tout de suite. […] En deux heures à la guerre, pense-t-il, on en apprend plus sur la vie et les hommes qu’en quatre décennies de paix.»
Après cette expérience de soldat-mercenaire perdu dans la guérilla des Balkans, l’immense chaos de l’après-communisme lui permet d’incarner le rôle et la fonction de vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados, les nazbols (parti national-bolchevik, formation à l’idéologie rouge-brune, pourtant regardée avec bienveillance par des personnalités moralement aussi peu contestées qu’Anna Politkovskaïa ou Garry Kasparov).
«Il faut reconnaître une chose à ce fasciste: il n’aime et n’a jamais aimé que les minoritaires. Les maigres contre les gros, les pauvres contre les riches, les salauds assumés, qui sont rares, contre les vertueux qui sont légion, et si erratique que semble sa trajectoire, elle a une cohérence qui est de s’être toujours, absolument toujours, placé de leur côté.»
Edouard Limonov est véritablement un individu hors norme à la fois fascinant et inquiétant, dont la route est parsemée de rencontres avec des personnalités connues et toutes autant romanesques que lui. Il est l’auteur de nombreux ouvrages autobiographiques : Le poète russe préfère les grands nègres, Journal d’un raté, Autoportrait d’un bandit dans son adolescence, Histoire de son serviteur… Ces écrits constituent la matière première du roman d’Emmanuel Carrère. Ils s’étaient croisés à Paris il y a une trentaine d’années — Carrère avait alors environ 25 ans, débutait dans le journalisme — et se sont revus il y a quelques années presque par hasard à Moscou, en 2002. L’ancien poète trash était devenu un personnage politique public, leader du parti national-bolchevique, et figure de l’opposition démocratique à Vladimir Poutine.
Emmanuel Carrère est présent dans Limonov, récit à la première personne où on le croise souvent, et où s’expriment, mêlés au récit de la vie de son héros, son regard sur l’histoire contemporaine, ses difficultés — qui sont aussi les nôtres — à se forger une opinion sur des situations complexes telles que, par exemple, les guerres des Balkans, ou l’exacte dimension du fascisme sur la scène politique russe contemporaine. Et souvent, «c’est plus compliqué que cela»…
Le texte se lit comme une odyssée folle et déjantée, où le verbe est cru et le style direct et rapide. Les réflexions se mêlent aux éléments autobiographiques qui dessinent des destins parallèles entre Edouard Limonov et Emmanuel Carrère lui-même. Intimiste, le regard d’Emmanuel Carrère est également historique: l’URSS des années Brejnev, le délitement du communisme, le basculement de la Russie dans le capitalisme mafieux et le désordre à grande échelle. Face à l’inquiétant chaudron russe en ébullition, l’Occident offre le visage d’un déclin inéluctable où triomphent le scepticisme, l’ironie, «les esprits subtils» et le relativisme moral. La toile historique de ce roman ancre Edouard Limonov, Emmanuel Carrère, et le lecteur dans le réel.
Sans aucun doute un grand livre!
Extraits:
«Les Russes, pensent Edouard, savent mourir, mais pour ce qui est de l’art de vivre ils sont toujours aussi nuls.»
«Zapoï est une affaire sérieuse, pas une cuite d’un soir qu’on paye, comme chez nous, d’une gueule de bois le lendemain. Zapoï, c’est rester plusieurs jours sans dessoûler, errer d’un lieu à l’autre, monter dans des trains sans savoir où ils vont, confier ses secrets les plus intimes à des rencontres de hasard, oublier tout ce qu’on a dit et fait: une sorte de voyage.»
«Ce qu’il faut que vous compreniez, c’est que nous n’avions pas le choix entre une transition idéale vers l’économie de marché et une transition criminalisée. Le choix était entre une transition criminalisée et la guerre civile.»
«Toutelaculture.com», 13 mai 2013