Limonov: un voyou ukrainien sous la plume d’un bobo parisien
Le héros du dernier roman d’Emmanuel Carrère décadre assez radicalement d’avec ceux qu’on a pu découvrir précédemment sous sa plume. Fini les bobos quadragénaires et les “moustachus imaginaires”[1], il nous présente cette fois une figure tout à fait différente. Notre personnage, que l’auteur qualifie de Jack London russe ou de «Barry Lindon soviétique» (p.82) est un poète au langage cru qui a exercé par ailleurs les métiers d’ouvrier, de tailleur, d’employé de librairie, de journaliste exilé, de majordome, de soldat ou encore de leader politique, un poète qui a été porté dans le ventre de sa mère durant la bataille de Stalingrad, un poète qui a punaisé les photos de Charles Manson et de Kadhafi au-dessus de son lit dans sa chambre miséreuse des bas-fonds de New-York, un poète qui a participé au siège de Sarajevo et qui a tenu en joue avec une arme à feu un secrétaire général de l’ONU (Kurt Waldheim, connu pour son passé hitlérien), un poète dont les inclinations charnelles se portent à la fois vers les très jeunes et jolies femmes (mineures parfois) et vers ceux qu’il appelle “les grands nègres” et qui mendient dans les rues américaines. Ses amis ? Ils se nomment Douguine, Alksnis, Radovan Karadzic, Jean-Edern Hallier, Jacques Vergès, Marc-Edouard Nabe, ou encore un descendant du gouverneur De Launay, assassiné durant la prise de la Bastille. Ses fréquentations ? Andy Warhol, Truman Capote, Salvador Dali, Jean-Marie Le Pen. Ses références ? Lénine, Jim Morrison, Yukio Mishima, Trotski, les Sex Pistols, la bande à Baader, Ceausescu, Mussolini. Un poète qui a fui son pays pour mieux y revenir, qui conjugue ultranationalisme et passion dévorante pour la diversité du monde et des peuples qui y vivent, qui a guerroyé la kalachnikov à la main contre les Bosniaques et l’islamisation de la Serbie et qui a pris pourtant le parti des populations musulmanes d’Asie centrale, qui est passé des banlieues ukrainiennes à l’underground moscovite, des palaces de Manhattan aux cloaques parisiens les plus politiquement incorrects, des salles de meeting surchauffées bondées de punks sibériens aux retraites montagneuses de l’Altaï en passant par la case prison et camp de détention. Ce poète, les lecteurs de Rébellion le connaissent bien, c’est Edouard Limonov, écrivain réputé et dont il a été plusieurs fois question dans ces pages comme président du Parti National-Bolchévik, mouvement russe d’opposition qui, s’il a souvent été considéré avec hauteur et suspicion par les observateurs occidentaux, s’est acquis en Russie la sympathie de gens aussi peu suspects d’extrémisme que le champion d’échec Gary Kasparov ou feu la journaliste Anna Politkosvkaïa.
Sous la plume de Carrère, romancier talentueux certes, mais figure du milieu littéraire mondain parisien – «Né dans une famille bourgeoise du XVIème arrondissement, je suis devenu un bobo du Xème» confie-t-il en p.34 – et fils de l’historienne Hélène Carrère d’Encausse connue pour ses travaux très discutables sur l’URSS, on aurait pu s’attendre à un réquisitoire bien-pensant dans lequel Limonov aurait dû endosser les épithètes de stalinien, de fasciste ou de criminel ordinaire. Ce n’est pas le cas. Avec le style qui est le sien et une méthode d’approche assez désarmante mêlant curiosité, doute, humilité et interrogations personnelles, Carrère tresse au fil des pages un récit bien documenté qui, non seulement se laisse dévorer comme un roman d’aventures, mais en plus, nous renvoie à nos propres présupposés, nous interpelle en tant qu’Occidentaux porteurs malgré nous d’une certaine vision de l’histoire. Il nous présente une épopée dont les vrais héros, plus que Limonov, sont les idées de destinée, d’itinéraire, de choix de vie. Aventure, rupture, liberté, rébellion, tels sont les vrais thèmes de cette biographie romancée qui, comme Carrère l’a sûrement senti lui-même en écrivant, nous ramène à cette question : Et nous ? Et nous, quels choix aurions-nous fait en de telles circonstances, et surtout quelle est notre conception d’une vie réussie, lumineuse, colorée, dangereuse, d’une vie telle que Limonov et Carrère l’ont rêvée enfants lorsqu’ils lisaient Les Trois Mousquetaires ou Le Comte de Monte-Christo. Carrère, rattrapé par une certaine réalité de classe, y a renoncé ; Limonov, résolu à mort, extrême en tout, porté par une force vitale particulière, a réalisé son rêve d’enfant : il est devenu un héros de roman, à la fois clochard errant et chef charismatique, poète et loup de guerre, amant passionné et solitaire ascétique. A l’instar d’Armand Gatti ou d’autres artistes ayant traversé les aventures du siècle en choisissant toujours la voie du risque et de la subversion la plus radicale, on peut dire que c’est sa vie qui est sa première œuvre, la plus importante ; de fait, la plupart de ses livres parlent de ce qu’il a vu et vécu.
Le roman de Carrère, lui, met en lumière différentes oppositions autour de Limonov, qui fonctionnent comme autant de rapports attirance/répulsion tant il est vrai que ceux que le poète combat le plus férocement sont moins ses ennemis objectifs que ses rivaux, ses semblables parmi les plus brillants, parmi les tropbrillants. Il y a Brodsky, ce poète exilé aux Etats-Unis devenu la coqueluche du public occidental. Il y a bien sûr Alexandre Douguine, que nos lecteurs connaissent bien et qui a cofondé avec Limonov le Parti National-Bolchévik avant de s’en éloigner et de se rapprocher du Kremlin. Douguine, c’est un peu son double, mais il tient le rôle du sage, de l’intellectuel, et Limonov celui de l’agitateur, de la tête brûlée. Une autre opposition, plus fondamentale, est celle qui le distingue de Soljenitsyne et de ceux qu’on a appelés les dissidents. Comme eux il écrit, comme eux il a choisi un moment la voie de l’émigration, comme eux il a connu la prison et s’est frotté aux bras armés du pouvoir étatique : la comparaison s’arrête là. Les dissidents, ce sont «des barbus graves et mal habillés, habitant de petits appartements remplis de livres et d’icônes où ils passaient des nuits entières à parler du salut du monde par l’orthodoxie». (p.17) Limonov, le fils de tchékiste, subit les arrestations musclées de la police soviétique mais conspue Gorbatchev[2] et la perestroïka et, lorsqu’il retourne dans son pays peu avant la chute de l’URSS, se plaint du manque de respect des nouveaux riches pour la police. C’est un patriote, qui garde malgré tout et jusqu’à aujourd’hui une forme de sympathie pour Staline, il est «un petit pionnier fier de son pays, de sa victoire sur les Fritz, de son empire qui s’étend sur deux continent et onze fuseaux horaire et de la sainte trouille qu’il inspire à ces couilles molles d’Occidentaux. Il se fout de tout mais pas de ça. Quand on parle du goulag, il pense sincèrement qu’on exagère et que les intellectuels qui le dénoncent font tout un plat de ce que les droits communs prennent avec plus de philosophie.» A New York, il attaque Sakharov, qui vient de recevoir le prix Nobel, dans un journal de la communauté russe américaine, ce qui lui vaudra d’être licencié dudit journal, suspecté d’être un agent du KGB. Durant la même période, alors que Soljenitsyne passe à la télévision étasunienne, Carrère écrit : «C’est un des meilleures souvenirs de la vie d’Edouard que d’avoir enculé Elena [sa maîtresse d’alors] à la barbe du prophète qui haranguait l’Occident et stigmatisait sa décadence.» (p.148)
L’ultime opposition du livre, celle qui survole toutes les autres, c’est celle entre Carrère et Limonov, le lettré germanopratin et le voyou de Kharkov. Par son honnêteté intellectuelle et l’effort sincère qu’il fait pour tenter de faire table rase de ses préjugés, Carrère, qui parsème son livre d’impressions personnelles et de souvenirs, se dévoile un peu lui-même en racontant l’odyssée de cet aventurier qu’il rêva d’être jadis et qu’il ne fut jamais. Tout en prenant des gants, en s’excusant presque d’écrire ce livre, en se justifiant d’avance auprès des gens de “son milieu” (expression récurrente dans l’ouvrage), il laisse paraître malgré tout dans son écriture une certaine admiration. Dans son milieu justement, Limonov est passé en quelques années du statut de dandy à la mode à celui de criminel de guerre. Après son arrestation suite à l’accusation fantaisiste selon laquelle il aurait fourni des armes à la minorité russe du Kazakhstan en vue d’un coup d’Etat[3], Carrère écrit : «C’est peur dire qu’on ne s’est pas bousculés, à Paris, pour signer la pétition réclamant sa remise en liberté.» (p.19) Mais, deux cent pages plus loin, il reconnaît: «Quand des gens peu recommandables comme Limonov ou ses pareils disent que l’idéologie des droits de l’homme et de la démocratie, c’est exactement aujourd’hui l’équivalent du colonialisme catholique – les mêmes bonnes intentions, la même bonne foi, la même certitude absolue d’apporter aux sauvages le vrai, le beau, le bien – cet argument relativiste ne m’enchante pas, mais je n’ai rien de bien solide à lui opposer.» (p.311) Et, cent pages plus loin encore, il attribue à son héros cette morale populaire qu’Orwell appelait la common decency: «cette haute vertu qui est, disait-il, plus répandue dans le peuple que dans les classes supérieures, extrêmement rare chez les intellectuels, et qui est un composé d’honnêteté et de bon sens, de méfiance à l’égard des grands mots et de respect de la parole donnée, d’appréciation réaliste du réel et d’attention à autrui.» (p.444) Pourtant, Dieu sait qu’à l’époque l’auteur se méfiait de Limonov en particulier et des agitateurs de L’Idiot International en général, cette revue scandaleuse où «extrême droite et extrême gauche se soûlaient coude à coude» (p.254) Il écrit un peu plus haut: «Nous regardions les gens de L’Idiot à peu près comme on regarde, dans le métro, une horde de supporters du Paris-Saint-Germain, explosés à la bière et cherchant la baston, et eux devaient nous regarder comme une secte de Parnassiens exsangues et prétentieux.» (p.252-253)
Carrère, comme bobo, s’en défend – mais il admire Limonov. Limonov, comme nostalgique stalinien, s’en défend – mais il admire Trotski. Pour lui, Trotski n’est ni l’ennemi de l’URSS, ni l’intellectuel juif que présente la propagande du régime, il est encore moins le père de ce mouvement trotskiste qu’il méprise et qu’il fréquente un temps parmi la bourgeoisie progressiste new-yorkaise, non, Trotski, c’est un modèle d’aventurier, il s’en inspirera jusqu’à son apparence physique, petites lunettes, cheveux en brosse et barbichette pointue. Carrère explique: «Ca lui plait que Trotski déclare sans ambage: “Vive la guerre civile !”. Qu’il méprise les discours de femmelettes et de curés sur la valeur sacrée de la vie humaine. Qu’il dise que par définition les vainqueurs ont raison et que les vaincus ont tort et que leur place est dans les poubelles de l’histoire. Ce sont là des paroles viriles, et ce qui lui plait encore plus, c’est ce que racontait le vieux du Rousskoiédiélo : que le type qui les a prononcées est passé en quelques mois du statut d’émigré crève-la-faim à New York à celui de généralissime de l’Armée rouge, roulant d’un front à l’autre dans un wagon blindé.» (p.173-174)
Lui ne reviendra pas dans son pays à la tête d’une armée mais à la tête d’un parti révolutionnaire, qui réunit des jeunes gens des banlieues et des provinces périphériques, des chômeurs, des désœuvrés, des laissés-pour-compte de la nouvelle Russie libérale, des idéalistes, des membres du lumpenprolétariat, des militants nationalistes, des nostalgiques du communisme, un peu à l’image des derniers résistants assiégés dans la Maison Blanche de Moscou au moment de la réaction contre le putsch de 1991 et que Carrère décrit comme «des Cosaques à longues moustaches, de vieux staliniens, de jeunes néonazis, des députés légalistes, des prêtres à grande barbe» (p.360) Limonov, avec ses partisans de plus en plus nombreux à travers la Russie, fonde un journal, Limonka (ce qui signifie en russe la grenade, celle qu’on jette devant soi au combat), avec Fantômas comme icône, dans un genre graphique qui mélange réalisme socialiste, futurisme italien et «style fuck you, bullshit et bras d’honneur, la punkitude en majesté» (p.383) Il aligne les jeunes militantes sur son tableau de chasse érotique et appelle ses partisans à attiser les foyers d’insurrection chez les minorités russes des contrées d’Asie centrale perdues par la Russie suite à la chute de l’URSS, aux cris de «La Russie est tout, le reste n’est rien!» C’est ce qui le perdra : on l’arrête un beau matin dans les montagnes avec quelques partisans, la police secrète lui propose une dernière fois de rejoindre ses rangs; il refuse, les insulte, et c’est l’incarcération. L’aventure nationale-bolchévique, qui continue jusqu’à ce jour, a pris un tour tragique au fil : certains militants ont écopé de quinze ans de prison pour des délits mineurs, d’autres ont été tabassés à mort, le parti a été interdit peu avant l’arrivée de Poutine au pouvoir au nom d’une nouvelle loi contre l’extrémisme.
Poutine… Le dernier rival, le dernier frère ennemi. Carrère consacre la conclusion de son livre à cet ultime duel entre deux emmerdeurs, deux aventuriers, deux nostalgiques de l’empire soviétique: Limonov et Poutine. «Un double d’Edouard. Il est né, dix ans plus tard que lui, dans le même genre de famille : père sous-officier, mère femme de ménage, tout ce monde s’entassant dans une chambre de kommunalka. Petit garçon chétif et farouche, il a grandi dans de culte de la patrie, de la Grande Guerre patriotique, du KGB et de la frousse qu’il inspire aux couilles molles d’Occident. […] Il s’est méfié de la perestroïka, il a détesté que des masochistes ou des agents de la CIA fassent tout un fromage du goulag et des crimes de Staline, et non seulement il a vécu la fin de l’Empire comme la plus grande catastrophe du XXème siècle mais il l’affirme encore sans ambages aujourd’hui. […] Comme Edouard, il sait que l’homme est un loup pour l’homme, il ne croit qu’au droit du plus fort, au relativisme absolu des valeurs, et il préfère faire peur qu’avoir peur. […] La différence avec Edouard, c’est que lui a réussi. Il est le patron.» (p.477-4789)
Ce parallèle en heurtera certains, à commencer par Limonov lui-même, mais il n’est peut-être pas aussi fantasque qu’il y paraît. Réfléchissons-y, repensons à quelques grands esprits qui, comme Alexandre Douguine, ont su consacrer leurs forces à la renaissance russe, à la réconciliation des rouges et des blancs, à la lutte anti-atlantiste, tout en restant très proches des idéaux exprimés par Limonov et qui, une fois dépassé le clivage entre pouvoir et opposition, ne sont peut-être pas si différents… Affaire à suivre – il n’est pas dit que Poutine ne briguera pas un nouveau mandat présidentiel, il n’est pas dit non plus que Limonov n’écrira pas un nouveau livre. Aucun de ces deux emmerdeurs-là n’a dit son dernier mot.
«Davidlepee.com», 12 novembre 2011
[1] Clin d’œil pour ceux qui ont lu La Moustache, du même auteur, ou vu son adaptation au cinéma avec Vincent Lindon.
[2] Carrère écrit à ce propos : «En dehors des grandes villes et des milieux plus ou moins intellectuels, parler de Gorbatchev est une conversation de tout repos : on ne risque pas de s’engueuler, tout le monde le déteste.» (p.284)
[3] Sur ce procès et la mobilisation internationale en faveur de la libération de Limonov, cf. le petit ouvrage de Patrick Gofman, L’Affaire Limonov (Dualpha, 2003)