Slave en fusion
Emmanuel Carrère s’est enflammé pour le volcanique Limonov, un — romancier russe qui marque au fer rouge nos amies les Lettres.
Etre écrivain aujourd’hui à Paris, c’est écrire ce que chacun veut lire, soigner une écriture «vieux beau» pour plaire aux jurés shootés au subjonctif et aux relatives et, couronnement d’une carrière, devenir un «siège» à l’Académie ou un «couvert» au Goncourt où picorent de vieilles plumes mondaines et manœuvrières. On comprend que les esprits fêlés aillent plus volontiers créer chez Sony Music que chez Gallimard. Et on devine pourquoi Edouard Limonova fasciné Emmanuel Carrère. A 14 ans, le petit Ukrainien de Kharkov ne rêvait pas de verser un filet d’encre à la face du monde, ni de plaire à Bernard Pivot mais d’être d’Artagnan, Casanova, Pouchkine ou Rimbaud. Au lieu d’un crayon pour prendre des notes, c’est un cran d’arrêt qu’il promenait dans sa poche. Déjà odieux, génial, grotesque et bouleversant, il était brutal, violent, entreprenant et dynamique. Inutile de dire que l’URSS n’était pas faite pour lui. Aucun miracle ne l’aurait fait fantasmer sur des contremaîtres modèles, des sidérurgistes héroïques et des tracteurs de kolkhoze. Ce voyou était enfin l’incarnation du fameux nihiliste russe qu’avant lui on n’avait jamais vu quitter les pages de Dostoïevski.
Soudain, il y avait un underground à Moscou. Pas de blague, cela dit: on était sous Brejnev. Il a vite dû filer au loin. A New York. Puis à Paris. Et même à Sarajevo. Où il fut loubard, clochard, serveur, gigolo, mercenaire, journaliste et, sans cesse, un provocateur. Non, il n’avait pas quitté l’URSS parce qu’elle était totalitaire mais parce qu’elle était ringarde. Non, il n’irait pas tremper sa barbe dans une bière à Mouffetard avec des dissidents radoteurs, il préférait boire du champagne au Palace. Non, il ne resterait pas en France où personne ne prend rien au sérieux et où, au mieux, on est à la mode. Bien plus qu’à un clone de Soljenitsyne, il ressemblait à Noureev. Tout à coup, une étoile phosphorescente brillait dans le poussiéreux panorama littéraire russe. Avec ses maillots rayés et ses biceps autant travaillés que ses paragraphes, il faisait plus Berlin 1929 que CheGuevara, et plus — Mishima que Lénine mais, en fait, il les reproduisait tous et, revenu à Moscou, il a créé un parti polipoétique, spartiate, nationaliste, bolchevique et, pour finir, warholien. Un mouvement plus pittoresque que menaçant mais assez agaçant pour que Poutine l’envoie quatre ans en prison.
Un doigt de goulag sur une pile de manuscrits! Pour un écrivain, c’est la cerise sur le gâteau d’un destin romantique. A Paris, Emmanuel Carrère a craqué. Comme tous les gens de goût, il aimait les livres de Limonov. Mais, comme la plupart de ses amis vertueux, bien-pensants, cohérents, sages et gauche-caviar, il trouvait ses idées un peu «nauséabondes»! Qu’importe, il a cédé à sa fascination pour ce bad boy littéraire qui s’est toujours offert sans hésiter les délires auxquels lui se contentait de songer avec une prudente envie. Et de cette frustration sort un extraordinaire portrait de la Russie de 1960 à aujourd’hui. Car si Carrère, l’homme, regarde soigneusement où il pose les pieds et les mots, son stylo, lui, ausculte ses sujets comme on les dissèque. Sans pitié. Ni pour eux, ni pour lui.
«Paris Match», 25 octobre 2011
Photo Matthias