Un grand romacier russe
Avec «Limonov», son nouveau récit, Emmanuel Carrère confirme sa passion et son talent à mêler d'autres vies à la sienne.
Grisé par la vie «héroïque» et trouble de «Limonov», l'auteur confirme son talent à mêler d'autres vies à la sienne. Rencontre.
Son univers, à ce jour, se situait plutôt du côté de l'extrême noirceur (L'Adversaire, Un roman russe), de l'anxiété (La Moustache, La Classe de neige), tout au moins d'une certaine gravité (D'autres vies que la mienne). Mais cette fois, l'enthousiasme est palpable, évident, lorsque Emmanuel Carrère (53 ans) évoque Edouard Limonov et le livre — son douzième — qu'il a choisi de consacrer à ce personnage non pas né de son imagination, mais bien réel. Une fresque biographique et épique, qu'il appelle son «second roman russe» — à mille lieues du premier, le très autobiographique Roman russe, paru il y a quatre ans, et qu'il définit aujourd'hui comme une sorte d'«énorme autopsychanalyse à ciel ouvert avec ce que ça suppose d'indécence et de dommages collatéraux».
Edouard Limonov n'est pourtant pas ce qu'on appelle un personnage positif. Aventurier et poète, fantasque et narcissique, crâne et brutal, il incarne plutôt une figure hautement ambiguë de héros mêlé de sale type. Sans foi ni loi, mais non sans panache. Un baroudeur, quoi qu'il en soit, qui sur certains clichés pris il y a trente ans ressemble à «un Jack London russe», estime avec justesse Carrère. Un individu hors norme, né en Ukraine en 1943, grandi là-bas, et qu'on croise ensuite à Moscou, New York, Paris…
Tour à tour apprenti poète, voyou marginal, écrivain punk, vagabond, aujourd'hui homme politique respecté par les démocrates de son pays, mais que pourtant, vu d'Europe, on peut trouver inquiétant, outrageusement nationaliste voire fascisant. «Ce n'est certes pas l'idée que je me fais d'un héros, souligne Emmanuel Carrère, mais Limonov incarne une façon héroïque de vivre sa vie. C'est un individu amoureux de son destin. En fait, il est resté fidèle toute sa vie à l'idée qu'il s'était faite de lui enfant, lorsqu'il lisait Alexandre Dumas et Jules Verne. C'est très exactement à l'opposé de l'idée que je me fais de l'existence, au cours de laquelle on est voué, me semble-t-il, à se transformer, à dépasser nos idéaux d'enfant. Aux questions: qu'est-ce qu'un héros et qu'est-ce qu'être un homme, Limonov donne une réponse stéréotypée et puérile, et pourtant, il y a quelque chose de beau, quelque chose qui malgré moi m'émeut dans cette fidélité à soi.»
Une vitalité contagieuse
De sa vie, Edouard Limonov a nourri de nombreux ouvrages autobiographiques: Le poète russe préfère les grands nègres, Journal d'un raté, Autoportrait d'un bandit dans son adolescence, Histoire de son serviteur… Avec les livres d'histoire et les tonnes de documents qu'il a ingurgités — «mais j'aime beaucoup avoir mille choses à lire pour préparer un livre, c'est passionnant, et même rassurant» —, ces écrits de Limonov[1] constituent la matière première à laquelle a puisé Emmanuel Carrère. Ils s'étaient croisés à Paris il y a une trentaine d'années — Carrère avait alors environ 25 ans, débutait dans le journalisme — et se sont revus il y a quelques années à Moscou: «Il n'est pas vraiment sympathique, mais il est mû par une énergie vitale hors du commun. Je voyais le roman picaresque potentiel que racontait cette existence. Et durant tout le processus d'écriture, je sentais la vitalité contagieuse du personnage: il y a vraiment, dans le rythme de ce livre, dans le tempo allègre, dans la crudité du langage, quelque chose qui vient directement de Limonov. Ma tendance profonde à la mélancolie s'est un peu évacuée en écrivant sur lui qui, mélancolique, ne l'est rigoureusement pas. Et l'idée m'est venue aussi que sa vie était un fil conducteur formidable pour écrire sur la Russie d'aujourd'hui, ce dont j'avais très envie.»
De la Russie, à laquelle l'attachent des liens généalogiques — c'est très exactement de Géorgie qu'est venu son grand-père maternel — et où il a voyagé souvent depuis une dizaine d'années, Emmanuel Carrère dit joliment qu'il s'agit d'«un incroyable réservoir de romanesque», et encore d'un endroit du monde «propice aux destins hors norme». Se sent-il un peu russe lui-même? «Franchement, je ne crois pas. Je ne me vois pas du tout vivant là-bas, je lis le russe mais je ne le parle que très mal, c'est même troublant et frustrant pour moi de ne pas y arriver. En fait, je me sens absolument français, mais c'est comme si la Russie était pour moi un ailleurs, l'endroit de l'aventure et de la démesure. En France, la vie que je mène est calme, douce, privilégiée, et face à cela, la Russie est le lieu de l'excès. Un lieu où l'on n'a pas envie de vivre, où l'on n'est même pas obligé de se rendre, mais le simple fait de savoir qu'il existe permet précisément de vivre tranquillement là où on est. C'est un territoire plus imaginaire que réel.»
Un territoire où, longtemps, il ne s'est pas vraiment autorisé à se risquer: «Il y a tout juste une dizaine d'années que je me suis mis à m'intéresser à la Russie autrement qu'à travers les livres de Tolstoï ou de Dostoïevski. J'avais tendance à considérer qu'il s'agissait du territoire de ma mère [l'historienne et académicienne Hélène Carrère d'Encausse, NDLR], que le monde était quand même assez grand pour ne pas choisir d'aller sur un terrain sur lequel elle régnait avec une telle autorité. Cette fois, il m'a semblé amusant, via Limonov, de raconter de façon romanesque des choses qu'elle raconte et analyse, elle aussi, mais en tant qu'historienne.» Né dans les dernières décennies de l'URSS, exilé à 27 ans, puis retourné en Russie après 1989 et immergé depuis lors dans cette Russie d'aujourd'hui qu'il est si difficile, vue d'Occident, de comprendre, Edouard Limonov est, estime Carrère, «quelqu'un en qui prend corps la confusion des temps chaotiques où nous vivons. Le personnage qui m'entraîne, me donne l'énergie de propulsion dont j'ai besoin pour explorer l'époque».
La place du «je»
Emmanuel Carrère est présent dans Limonov, récit à la première personne où on le croise souvent, et où s'expriment, mêlés au récit de la vie de son héros, son regard sur l'histoire contemporaine, ses difficultés — qui sont aussi les nôtres — à se forger une opinion sur des situations complexes telles que, par exemple, les guerres des Balkans, ou l'exacte dimension du fascisme sur la scène politique russe contemporaine. Ce «je» de Carrère, qui coïncide logiquement avec l'abandon de la fiction, c'est à la rédaction de L'Adversaire (2000) qu'il remonte: «Ecrire à la première personne, je ne l'avais jamais envisagé avant, et cela m'inspirait même une vague répugnance. Je m'y suis résolu presque à contrecœur, pour des raisons morales: je ne pouvais pas écrire ce livre autrement, ma présence en légitimait l'écriture.»
De quelle façon? Carrère a longuement réfléchi à De sang-froid, le grand livre de Truman Capote, dans lequel l'écrivain américain retrace le meurtre d'une famille du Kansas par deux jeunes truands. Capote a côtoyé de très près les deux meurtriers dans leur prison, leur a fait croire à son amitié, tout en attendant avec impatience leur exécution pour pouvoir achever son récit. «C'est un livre pour lequel j'ai une immense admiration, précise Emmanuel Carrère. Impossible pour moi de ne pas me placer dans son ombre en écrivant L'Adversaire. En même temps, le choix qu'a fait Capote de s'absenter totalement du récit est plus qu'étrange, quand on sait la place essentielle qu'il a occupée dans les dernières années de la vie de ces deux garçons, tout en priant pour qu'on les pende au plus vite! Si la réussite artistique de ce livre est totale, la position de Capote est d'une malhonnêteté absolue, moralement atroce. En écrivant L'Adversaire, j'ai pu échapper à cela en acceptant d'être dans le livre. Je crois que c'était une démarche saine.»
Et c'est une démarche qui, aujourd'hui, lui semble normale: «C'est de m'absenter du livre qui me semblerait plutôt bizarre. Je ne sais pas si c'est irréversible mais, pour le moment, je n'envisage pas d'écrire autrement. Ce qui ne veut pas dire que je sois toujours central dans mes livres. En fait, cela n'a été le cas que dans Un roman russe, dont j'étais le principal protagoniste. Mais c'est comme si, chaque fois que j'entreprenais un livre, je choisissais pour objet un fragment de réalité, et que je devais trouver la place juste en face de cela. Ce qui fait que chaque livre est une entreprise et une aventure très différente des précédentes, avec les lois, les règles de fonctionnement qui lui sont propres et que je dois découvrir.»
L'écriture décompléxée
Il y avait longtemps, avoue Emmanuel Carrère, parlant de Limonov, qu'écrire un livre n'avait été si plaisant, si amusant — au-delà des difficultés normales de composition, de mise en forme: «L'Adversaire (2000) et Un roman russe (2007) ont été écrits dans un grand sentiment de doute, ce que je pourrais traduire en termes moraux par la crainte de commettre une mauvaise action. Un roman russe, surtout, où il est question de ma mère, de ma compagne d'alors, est un livre qui m'a été salutaire, que j'avais absolument besoin d'écrire. Un livre qui transcrivait une crise personnelle et intime épouvantablement violente. Mais je ne voudrais pas être en position de refaire un ouvrage comme celui-là, qui fait bon marché des sentiments de personnes réelles qui m'étaient très proches, et que j'ai profondément blessées. J'avais l'impression que l'état de très grande urgence et de détresse dans lequel j'étais en écrivant le livre autorisait cela, mais j'ai transgressé néanmoins une règle à laquelle je crois: on n'a pas le droit d'écrire des choses qui vont être douloureuses pour quiconque autour de soi. Je l'ai fait, je ne le regrette pas, cela m'a un peu sauvé la vie. Mais je n'aimerais pas avoir à le refaire.»
Il lui fallait sans doute passer par là, à ce moment de son parcours personnel et littéraire, pour qu'advienne le livre du «soulagement», l'apaisement de la culpabilité et des affres moraux face à l'écriture: D'autres vies que la mienne (2009). «Là, je n'ai pas craint de nuire à qui que ce soit, poursuit-il, car si incroyablement intimes et douloureux que soient les événements abordés, la maladie, la mort d'un enfant ou d'une femme aimée, j'avais un sentiment de légitimité. J'avais l'accord des gens dont il était question, certains m'avaient même incité à écrire sur eux, je répondais à leur demande. Il y avait entre eux et moi une confiance réciproque qui a fait que ce livre n'a pas été écrit dans des affres de culpabilité comme les précédents, mais dans un relatif confort psychologique. Et, même si c'est un peu pompeux de dire cela, je sais que beaucoup de gens m'ont su gré d'avoir écrit un livre bienfaisant — un adjectif qui certainement n'avait jamais été employé pour aucun de mes livres précédents. Et de cela, j'ai été très heureux.»
Avec Limonov, l'enjeu est tout autre: «Il s'agit du livre le plus romanesque que j'aie écrit, en incluant même mes vrais romans», s'amuse l'écrivain, se remémorant cette expérience d'écriture heureuse et décomplexée: «Je me suis demandé souvent, est-ce que je ne me trompe pas en racontant cette histoire? Mais, vis-à-vis de Limonov, je me sentais les coudées franches. C'est un personnage public, par ailleurs un écrivain qui ne s'est jamais gêné pour, dans ses propres livres, raconter pis que pendre sur des gens qu'il connaissait de près ou de loin. Je ne sens pas Edouard Limonov comme une personnalité particulièrement vulnérable.»
Vulnérable, le livre d'Emmanuel Carrère qui, tel un grand roman du XIXe siècle, porte le seul nom de son héros en guise de titre, ne l'est assurément pas non plus. Ample, complexe, témoignant d'une incroyable maîtrise par l'auteur de toute la palette des outils narratifs. «Cette maîtrise, c'est peut-être la limite du livre», estime modestement Emmanuel Carrère, expliquant qu'«il faut savoir parfois, dans le processus d'écriture, se laisser porter par son inconscient et l'inconscient des situations, abdiquer un certain contrôle pour que surgissent sur le papier des choses imprévues, qui étaient là, latentes, cachées, sans qu'on le sache.» Avec Limonov, ce ne fut pas le cas. Ce n'en est pas moins un grand livre.
«Télérama», №3216, 3 septembre 2011
[1] Peu de livres d'Edouard Limonov sont actuellement disponibles en français, à part Mes prisons, traduit en 2009 chez Actes Sud. Paraît aujourd'hui Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo, trois textes courts rassemblés, aux éditions Le Dilettante, tandis qu'Albin Michel réédite Journal d'un raté.