Carrère et son «bad guy»
Limonov est un livre stupéfiant, inclassable. Et bouleversant. Comment doit-on le considérer? Comme un récit? Un portrait? «Limonov n'est pas un personnage de fiction, prévient Emmanuel Carrère, il existe, je le connais.» Parmi les mille et une façons d'exister, il y en a une qui consiste à écrire des histoires. Et une autre, non moins durable, qui consiste à être le héros de l'une d'elles.
Cette petite introduction gentiment posée, l'affaire se corse, car Edouard Limonov est lui-même un écrivain qui se vit en héros de roman. Carrère se joue de cette complication, au contraire, ça lui va. Ça lui va parfaitement d'écrire sur un homme qui s'envisage et se rêve. Et à propos de rêve, ils ont eu les mêmes, enfants, l'un à Paris, l'autre du côté de la Volga. Ils ont lu Alexandre Dumas et Jules Verne. Ils voulaient être d'Artagnan, Monte-Cristo, Nemo, des types à pectoraux, des rebelles, des types qui changent le cours des choses. Aucun des deux ne pensait au crayon et au papier.
Limonov à ses débuts dans l'existence s'appelait Edouard Savenko. Vingt jours après sa naissance, le 2 février 1943, la VIe armée du Reich capitulait devant la Volga. Quand Staline meurt, il a 10 ans et pleure avec tous les enfants des écoles. C'est un enfant du siècle. C'est un Russe. Il naît avec le chaos, il ira le chercher sa vie durant. C'est cette inclination folle que Carrère raconte. Du petit vaurien ukrainien au presque sage de la cabane de l'Altaï, qui, allongé dans le silence, pense aux morts de sa vie. Les hommes ne sont que d'une époque et d'à peine quelques lieux, la plupart avancent comme ils peuvent, pas après pas, en essayant de trouver une sortie honorable, ou du moins non douloureuse. Limonov veut plus. Il veut confirmer son rang de vivant. Qu'importe le contexte et les valeurs. Il sera loubard, poète, clodo, majordome, mercenaire et quasi-criminel dans les inextricables guerres des Balkans, chef d'un parti «rouge-brun» dans la Russie de l'après-communisme, prisonnier, «hôte des oubliettes», à Saratov puis Lefortovo. Héros que l'ombre, la monotonie des jours ou le simple plaisir modeste tuent plus sûrement que n'importe quelle maladie.
Le personnage de roman que Limonov rêve d'être veut le bruit, la lumière déchirante, et bien sûr la fureur. Carrère lui offre tout ça, noir sur blanc. C'est le tampon de l'écrivain qui fait foi. Celui qui regarde, reconstruit et réinvente l'ensemble. Ce que Limonov, dans ses propres livres, ne saurait accomplir, un autre le fait. Carrère lui fait cadeau de cette dimension: une perspective dans le temps. Une vision non pas distante mais décalée, où affleurent le sublime et le ridicule. Il n'est pas toujours sûr d'aimer cet aventurier pioché dans le réel, ni de le suivre, et il est encore moins sûr d'aimer ses contempteurs, «les belles âmes». Dans cette zone périlleuse où il se tient, Carrère l'enfonce ou le sauve, au gré des humeurs de sa propre ambi-valence.
Car Limonov n'est pas un héros de bonne compagnie. Il n'est pas Kessel ni Hemingway, c'est un bad guy. Un mal-pensant. Un voyou. Un type qui commence dans la vie «sur une de ces lugubres aires de jeux qu'aiment tant les concepteurs de cités prolétariennes» avec un couteau à cran d'arrêt en poche, et dont l'ordinaire est la bouteille, la baston et le désir de meurtre. Un type pour qui le monde se divise en deux, une fois pour toutes: les ratés et les pas ratés. Sauf que son «pas raté» à lui, c'est une couronne dans le «parti du mal», des chiens enragés, des desperados, des honnis. Son «pas raté» c'est la fréquentation des diables et non celle des saints. C'est s'acoquiner avec les Karadzic, parader avec les Jirinovski, mépriser les Soljenitsyne, les oecuméniques Sakharov et Rostropovitch. C'est aller là où ça chauffe, où les places ne sont pas encore prises et où personne ne veut être tiré d'affaire.
«Les Serbes raisonnables se désolent de la folle croisade où les entraîne Milosevic (…) mais ces Serbes raisonnables, Edouard ne les connaît pas et ne désire pas les connaître. Ce qu'il veut, c'est la guerre.» La guerre comme salut. La guerre qu'il finit par faire, comme un personnage du théâtre de l'absurde, dans un cul-de-sac oublié du monde, duquel personne ne sort, où personne ne va, ne comprend qui se bat contre qui, et qui porta le nom furtif de République serbe de Krajina.
Ce n'est pas le moindre mérite de l'auteur d'avoir tout au long de ces pages, avec une écriture d'une précision lumineuse (et constamment retenue), tenté de «déplier» les complexités de l'histoire de cette fin de siècle. Carrère, qui assume d'emblée un penchant pédagogique, éclaire certains événements d'une façon pointue et presque burlesque. Le final de l'Union soviétique, la sortie de scène de Gorbatchev, l'épisode qui conduit à la réélection de Boris Eltsine, entre -l'oligarque Berezovski et le financier américain Soros, en sont des illustrations parmi d'autres.
Il faut dire qu'avec Limonov, et cela bien au-delà des engagements et des lieux où se déploie son héros, Carrère est chez lui. Il est en Russie. A Manhattan ou à Sarajevo, il reste en Russie. C'est de ce sol qu'il tire son inspiration la plus audacieuse et la plus libre. En exergue d'une oeuvre de magistrale ambiguïté, il a osé cette citation de Vladimir Poutine: «Celui qui veut restaurer le communisme n'a pas de tête. Celui qui ne le regrette pas n'a pas de coeur.» A quoi on peut ajouter: celui qui n'entend pas ces mots n'entend rien au peuple russe.
On pense à Tchekhov, aux nostalgies violentes et irrationnelles de ses personnages. «Joue-nous quelque chose de triste», dit le docteur Dymov dans La Cigale. Quand les Russes parlent d'eux-mêmes, ils finissent par jouer une musique qui fait pleurer. Emmanuel Carrère traduit ces sons amenuisés, ce regret confus d'un temps «où les maisons étaient bien tenues et où un petit garçon pouvait regarder son grand-père avec admiration parce qu'il avait été le meilleur tractoriste de son kolkhoze». Il traduit la rage de ceux qui ne sont plus personne dans cet empire désormais ouvert à tous vents, écartelés entre «le Popov ordinaire» et «l'enculé qui ne pense qu'au fric», il parle de ceux qui sont «loin», à des verstes de là où ça se passe, dans les cités «où la vie est tragiquement éloignée de la vraie vie», comme il l'avait déjà fait, magnifiquement, dans son documentaire Retour à Kotelnitch (2009), au point qu'on peut y voir, encore, dans ce récit ébouriffant, une ode aux paumés de la province russe.
Edouard Veniaminovitch Limonov a été l'un d'eux. Comme Poutine. Des petites frappes, enclines au déraillement, et qui se rêvaient rois, ont traversé un monde qui s'effondre. L'un est devenu «patron». Acteur majeur d'un jeu nouveau. L'autre, un héros de roman d'aventures. L'écrivain refuse de l'abandonner en vaincu, il voudrait lui trouver une belle fin. Qui est une chose absolument fantaisiste. Comme si on pouvait finir en beauté.
«Le Monde.fr», 1 septembre 2011