»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



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A la conquête du «je»

Raphaëlle Leyris

Longtemps, Emmanuel Carrère s'est cherché une place dans ses propres textes. La fin de Limonov montre qu'il est aujourd'hui aux commandes, bien à sa place: dans les dernières pages, lors d'une rencontre à Moscou, où il vit aujourd'hui, son héros lui demande pourquoi il veut écrire à son sujet. L'écrivain français bafouille une réponse autour de la «vie romanesque, dangereuse» du Russe. «Une vie de merde, oui», tranche ce dernier. Le livre aurait très pu s'achever ainsi — quelle conclusion! Mais l'auteur s'y oppose: il préfère imaginer pour son personnage des derniers jours plus flamboyants. Conformes à l'image qu'il s'est faite de son sujet.

Par ce choix narratif, Carrère rappelle qui tient la plume, ici. L'avis de Limonov importe peu, c'est le regard que pose l'écrivain sur lui qui compte — et qui mérite un livre. Dans ces lignes ultimes, le «je» de Carrère, présent en arrière-plan tout au long du texte, prend son sens. Depuis le début, il apparaissait comme la voix d'un Petit Chose à l'existence paisible, contrepoint falot à la figure haute en couleur de Limonov. En décidant d'avoir le dernier mot sur celui qui le fascine mais n'est, au fond, que sa créature, il rappelle tranquillement la puissance de son «je» d'écrivain.

Emmanuel Carrère a mis longtemps à écrire à la première personne, et à s'y sentir à l'aise. Il a commencé à apparaître dans ses livres il y a plus de dix ans. Mais ce formidable raconteur d'histoires, qu'elles soient «vraies» ou non, ce surdoué de la limpidité, a commencé sa carrière loin du territoire de l'autofiction. Du côté des jeux littéraires, et des «mauvais genres»: son premier roman, L'Amie du Jaguar (Flammarion 1983; POL, 2007), se situe entre le rêve, le récit d'aventures et le roman policier; le deuxième, Bravoure (POL, 1984; Folio, 2008), évoque entre autres le Frankenstein de Mary Shelley. La science-fiction aussi intéresse l'écrivain, comme en témoignent l'essai intitulé Le Détroit de Behring (POL, 1986), exploration du concept d'uchronie, ainsi que Je suis vivant et vous êtes morts (Seuil, 1993; Points, 1997), biographie de l'écrivain Philip K. Dick (1928-1982)

La Moustache (POL, 1986; Folio, 2005) démontre aussi ce goût de l'étrange, mais pas seulement. Cette histoire glaçante d'un cadre qui décide de se raser, et dont l'entourage assure ensuite qu'il n'a jamais porté de moustache, révèle les plus sombres obsessions de Carrère, qui ont à voir avec l'horreur et la folie. On les lit à l'oeuvre dans Hors d'atteinte? (POL, 1988; Folio, 1989) et, surtout, dans La Classe de neige (POL, 1995; Folio, 1997), où un petit garçon voit sa vie basculer dans l'effroi. Il constitue le paroxysme fictionnel de ses angoisses. Avec ce terrifiant roman, bizarrement sous-titré «récit», Carrère pense, écrira-t-il dans L'Adversaire (POL, 2000; Folio, 2001), «en avoir fini avec ce genre d'obsessions» et «pouvoir passer à autre chose (…). J'avais écrit ce pour quoi j'étais devenu écrivain.»

Il faut croire que non. La fiction ne suffit plus à canaliser ses cauchemars. Puisqu'il écrit L'Adversaire, donc. Le premier texte dans lequel il apparaît à la première personne, essayant de comprendre l'itinéraire de Jean-Claude Romand (cet homme qui, en 1993, a assassiné sa famille après avoir menti toute sa vie d'adulte en se prétendant médecin) et la fascination qu'il éveille chez lui. Roman hanté, hantant, dans lequel il tâtonne à la recherche de sa place, L'Adversaire fait définitivement de Carrère l'un des écrivains français incontournables de sa génération.

Sept ans plus tard, il donne, avec Un roman russe (POL 2007, Folio, 2008), la clé de son oeuvre et de ses angoisses. Ce livre où se mêlent une histoire d'amour, le récit d'un documentaire tourné en Russie et la quête des origines, il l'a écrit à corps perdu. De cette plongée furieuse en eaux autobiographiques, à la recherche des secrets d'un grand-père maternel dont la mort mystérieuse constitue le terreau de ses frayeurs, il est ressorti apaisé. Prêt à se pencher sur D'autres vies que la mienne (POL, 2009; Folio, 2010), récit tissé autour de deux morts, celle d'une petite fille, dans le tsunami de 2004, et celle de sa belle-soeur Juliette. Cette mère de trois enfants enlevée par un cancer à 33 ans était une juge courageuse, luttant avec son collègue, Etienne, contre les organismes de crédit. Ce livre poignant, d'une vitalité miraculeuse, est celui où Carrère achève de trouver la juste place de son «je»: «Un jour, j'ai dit à Etienne: Juliette, je ne la connaissais pas, ce deuil n'est pas mon deuil, rien ne m'autorise à écrire dessus. Il m'a répondu: c'est ça qui t'y autorise.» Débarrassé d'une certaine froideur, fort de ce «je» plus assuré, Emmanuel Carrère n'hésite plus à se saisir de ce qui lui est le plus étranger pour faire oeuvre de littérature. Il peut même s'emparer d'une figure bien vivante, comme celle d'Edouard Limonov, et se payer le luxe de lui inventer la fin qui lui convient le mieux.


«Le Monde.fr», 1 septembre 2011

Eduard Limonow

Original:

Raphaëlle Leyris

A la conquête du «je»

// «Le Monde» (fr),
01.09.2011