Limonov, notre invraisemblable contemporain
Je ne peux avoir aucune sympathie, et encore moins de l’admiration, pour un Russe qui n’aime pas Nabokov ni son œuvre, et qui sodomisait sa femme pendant que Soljenitsyne parlait à la télévision américaine. Traduisez: c’est toi que j’encule, vieux réac! Et pourtant j’ai lu avec beaucoup d’intérêt, et de l’emballement, le récit de la vie de l’écrivain Edouard Limonov par Emmanuel Carrère, fasciné que j’étais par sa fascination pour le rocambolesque, talentueux, odieux et, parfois, romantique personnage.
Il faut être un peu casse-cou pour oser se lancer dans une enquête et un livre sur un homme qui apparaîtra détestable à la majorité des lecteurs. Mais les lecteurs devront avoir l’objectivité de reconnaître que ce salaud ou ce héros de Limonov est le sujet éminemment romanesque, vénéneusement ambigu d’un grand livre.
Limonov a acquis une notoriété parisienne dans les années 1980 quand Jean-Jacques Pauvert a publié son roman à scandale Le poète russe préfère les grands nègres, récit de sa vie misérable, chaotique, fornicatrice, violente à New York. Il était devenu l’ami de Jean-Edern Hallier et collaborait à L’Idiot international. «Sa liberté d’allure et son passé aventureux en imposaient aux petits-bourgeois que nous étions, écrit Emmanuel Carrère. Limonov était notre barbare, notre voyou: nous l’adorions.»
Déjà, ses exploits de petit dur dans son Ukraine natale formaient une légende. Sa mère lui avait inculqué le principe selon lequel il faut toujours être le premier à frapper. Ensuite, clandestin à Moscou, tailleur de pantalons en chambre, il écrit des poèmes qui lui valent l’admiration des groupuscules artistiques et contestataires de la capitale soviétique. Mais cette gloire souterraine ne saurait lui suffire. Il veut devenir célèbre et riche aux yeux du monde entier. Au printemps 1974 — en même temps que Soljenitsyne, lui, chassé de son pays —, il quitte Moscou pour New York, accompagné de la très belle Elena. Séducteur, amoureux fou, baiseur frénétique, malheureux à crever quand il est plaqué, il sera toujours couvert de femmes, sauf quand, pour survivre chez les Yankees, il a dû se taper des nègres.
Limonov va en écrire des livres! Des bons et des moins bons. Il y raconte son existence d’aventurier cynique et insolent qui, cependant, plus par posture intellectuelle et fidélité à ses origines que par compassion, défend toujours les pauvres, les marginaux, les exclus. Il sera toujours l’un des leurs, ce qui, au fil du temps, lui confère un vernis aristocratique. Mais la littérature est ingrate. Pourquoi l’engagement politique ne lui apporterait-il pas la célébrité qu’elle lui refuse?
L’effondrement de l’URSS le bouleverse. S’il le pouvait, il ferait fusiller Gorbatchev. Il pleure sur l’empire éclaté. Dans la guerre de l’ex-Yougoslavie, il s’engage aux côtés des Serbes. Il tire sur Sarajevo. Il participe au putsch contre Boris Eltsine. C’est un fasciste pur et dur qui ne se compromet pas avec les oligarques qui dépècent la Russie. Il fonde le Parti national-bolchevique. Il devient l’idole d’une jeunesse désabusée. Ce n’est pas qu’il représente une grande menace pour Poutine, mais celui-ci n’apprécie pas ce quinquagénaire qui porte beau et parle haut. Il le jette en prison. Condamné à y passer quatre années, Limonov s’y comporte avec un courage et une dignité qui forcent l’admiration des autres détenus. Depuis sa libération anticipée, «écrivain adulé, guérillero mondain, bon client pour la presse people», il est «la star qu’il rêvait d’être». Le livre de Carrère va lui exploser la tête.
Limonov est beaucoup plus que le portrait d’un homme invraisemblable: une histoire de la Russie depuis cinquante ans. Pages d’anthologie que celles sur l’underground des intellectuels sous Brejnev, sur la vie des exilés russes de New York, sur le mélange d’anarchie prédatrice, d’autoritarisme cynique et de résignation qui règne depuis longtemps à Moscou. Avons-nous été de bons observateurs du déroulement de l’histoire? Les pièces du puzzle ne se sont-elles pas rassemblées à notre insu? Emmanuel Carrère n’a-t-il pas écrit ce livre pour comprendre ce que cachait la formidable énergie de Limonov et, à travers lui, pour s’interroger sur son propre itinéraire d’écrivain dans les cris et les silences de l’histoire?
«Le Journal du Dimanche», 29 août 2011