Limonov, ce si beau salaud
Emmanuel Carrère raconte la vie du controversé Limonov. Ecrivain, clochard, opposant éternel, fasciste et bolchevique.
Après le bouleversant «D’autres vies que la mienne», Emmanuel Carrère s’est attaqué cette fois à une grande biographie. Mais attention, pas celle d’un héros ordinaire mais bien la vie d’un homme très controversé et même scandaleux. Carrère nous entraîne dans un gros roman d’aventures réelles mais troubles, sur les pas d’un succédané actuel au Kurt du «Cœur des ténèbres» de Conrad ou au «Fitzcarraldo» d’Herzog poursuivant ses rêves fous dans la forêt amazonienne. Un livre magnifique qui, en filigrane, dit beaucoup sur Carrère lui-même et sur la société russe actuelle. Sur notre monde post-idéologique aussi, où les frontières entre le bien et le mal se sont tant brouillées.
Edouard Limonov est un personnage bien réel, né en 1943. On l’a vu plusieurs fois à la télé, en opposant à Poutine, leader populiste portant la moustache, une barbichette à la Trotsky et des cheveux gris. Il fut un des deux créateurs du parti national-bolchevique (les nasbols) qui avait, entre autres, pour caractéristique d’arborer des drapeaux semblables à ceux des nazis où la croix gammée était remplacée par la faucille et le marteau et dont les «troupes» étaient faites de skin heads et de punks, habillés de noir, la boule à zéro et les doc Martens aux pieds! Ce ne fut qu’une étape dans un parcours sulfureux.
Emmanuel Carrère avait réalisé en 2008 un long reportage sur Limonov pour la revue «XXI». Il avait été séduit par l’homme, du moins par sa vitalité, sa liberté et sa capacité de rebondir. Il avait rencontré ce drôle de zig en Russie où on le juge volontiers comme un écrivain brillant doublé d’une petite frappe fasciste. Il voulut en savoir plus et de ce reportage est né ensuite ce gros roman, coup de cœur de la rentrée, candidat évident à un prix littéraire.
Carrère résume ainsi son personnage: «Il a été voyou en Ukraine, idole de l’underground soviétique sous Brejnev, clochard puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan, écrivain branché à Paris, soldat perdu dans les guerres des Balkans et maintenant dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados».
Le roman raconte cette vie qui démarre dans la gadoue du cœur pauvre de l’URSS. A même pas vingt ans, Limonov se voyait en «bandit raté, poète raté, voué à une vie de merde dans le trou de cul du monde». Il gardait cependant l’ambition de «mourir vivant plutôt que vivre mort». Limonov rebondira sans cesse. Abattu, il se relève chaque fois. Les femmes joueront un rôle essentiel. Limonov a la particularité, que jalouse un peu Carrère, d’attirer les belles femmes: Anna, Elena, Natacha, Nastia et les autres. Des top-models, des beautés de plus en plus jeunes au fur et à mesure que Limonov vieillit. A 65 ans, Limonov a encore comme amie, une fille mineure ou à peine plus âgée.
Il faut dire que l’homme a de la dégaine, du bagout et une formidable envie de vivre.
Exilé à New York avec une jeune beauté, il s’y retrouve clochard, obligé de se prostituer pour des clients noirs, puis petit ami de la concierge d’un milliardaire de Manhattan dont il devient l’homme de confiance. Surtout, il a l’écriture. Limonov n’est pas un romancier de fiction. Son grand sujet, c’est sa propre vie qu’il décrit avec force, comme un Bukowski (près de vingt de ses livres furent traduits en français. On réédite pour l’occasion «Le journal d’un raté» chez Albin Michel). Comme dans sa revue «Limonka» qu’il lancera plus tard, ses livres sont parfois truffés de «fuck you» et «bullshit». Pour certains, il est un grand écrivain, pour d’autres, moins. Mais l’écriture l’a fait vivre dans tous les sens du terme: financièrement mais aussi narcissiquement.
Arrivé en France, il devient la coqueluche de certains milieux intellectuels et collabora régulièrement à «L’Idiot international», la revue de Jean-Edern Hallier qui n’aimait que la provocation, dut-elle être imbécile. La liberté absolue était sa seule limite.
Limonov incarnait, pour les Français (et Carrère), le prototype d’un dissident soviétique d’un autre genre que les intellectuels à longue barbe, mal habillés et habitant des petits apparts bourrés de livres et d’icônes, du genre de Soljenitsyne qui qualifiait Limonov de «petit insecte qui écrit de la pornographie». Limonov est un punk beau gosse, une rock star, un révolté libertaire, un Rimbaud. Mais l’homme s’est aussi fréquemment fourvoyé, comme lorsqu’un film de la BBC le montre tirer sur Sarajevo depuis Pale, le réduit de Karadzic. Provocation imbécile a-t-on dit, ou expression d’un vrai fascisme meurtrier? Limonov veut goûter à tout, y compris tuer, et, à la guerre, il respire avec volupté les espaces de liberté qu’elle offre.
La création d’un parti national-bolchevique a aussi douché les amis de Limonov. Mais pour lui, rouges, blancs, bruns, c’est égal: la seule chose qui compte, comme le disait Nietzsche, c’est l’élan vital.
Carrère ne juge pas le personnage, mais il s’insinue dans son esprit et ses contradictions. Limonov est le reflet des dérives russes. Carrère donne des pistes d’analyse, mais on sent qu’il est séduit sans approuver pour autant ses gestes. Lui, le fils d’une des plus grandes spécialistes de l’URSS et de la Russie, Helène Carrère d’Encausse, a aimé sans doute se centrer sur ce personnage trouble que sa mère ne doit vraiment pas apprécier. Petit jeu freudien et œdipien de sa part. Emmanuel Carrère avoue aussi la frustration qu’il a ressentie en lisant les livres de Limonov: «Plus je le lisais, plus je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre, voué à tenir dans le monde un rôle de figurant, et de figurant amer, envieux, de figurant qui rêve des premiers rôles en sachant bien qu’il ne les aura jamais parce qu’il manque de charisme, de générosité, de courage, de tout sauf de l’affreuse lucidité des ratés».
Il veut surtout donner sa chance à Limonov car il apprécie qu’en plus de sa prodigieuse énergie vitale, l’homme a toujours choisi d’être du côté des révoltés, des petits, des faibles, jamais du côté du manche. «Il n’a jamais aimé que les minoritaires. Les maigres contre les gros, les pauvres contre les riches, les salauds assumés qui sont rares, contre les vertueux qui sont légion».
Quitte à être emprisonné par Poutine pendant deux ans pour une obscure tentative de coup d’Etat déjoué dans l’Altaï. D’ailleurs, la journaliste Anna Politkovskaïa avait apprécié son combat contre le régime autoritaire car, en Russie, il est difficile de dire si c’est Poutine ou ses opposants qui sont les plus fascistes.
Les histoires heureuses et les bons sentiments ne font jamais de bons romans. La vie de Limonov, si. Un formidable roman.
«La Libre.be», 29 août 2011