»LIMONOW«


von
Emmanuel Carrère



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Le nouveau livre d'Emmanuel Carrère Limonov. La legende d'un joueur

Laurent Binet

L'auteur de «l'Adversaire» s'est passionné pour l'écrivain russe Edouard Limonov, rouge-brun sulfureux, rebelle sans cause devenu l'une des grandes figures de l'opposition à Poutine» Il en tire une biographie romanesque et fascinée.

Dans l'Adversaire, Emmanuel Carrère racontait l'histoire d'un mythomane qui mentait à tout le monde pour dissimuler le néant de sa vie. Jean-Claude Romand, avant de massacrer toute sa famille, passait l'essentiel de ses journées sur des aires d'autoroute, dans sa voiture, à ne rien faire. Trois livres plus tard, changement de rythme: place à Edouard Limonov, l'homme aux mille vies.

On comprend aisément, à la lecture de cette biographie sobrement titrée Limonov, pourquoi Carrère aurait bien voulu l'intituler Un héros de notre temps si cela n'avait pas déjà été pris: voyou à Kharkov, punk à Moscou, clochard à New York, écrivain à Paris, combattant en Yougoslavie (côté serbe), fondateur du Parti national-bolchevique, ce qui lui a valu trois ans de prison (russe), Limonov est aujourd'hui, avec Gary Kasparov, l'un des opposants les plus célèbres de Poutine. Rien que ça. Mais il ne s'agit pas seulement de raconter une vie bien remplie. A travers la vie de Limonov, c'est toute la seconde moitié du XXe siècle qui défile sous les yeux du lecteur. Né trois semaines après la victoire de Stalingrad, Limonov, en grandissant dans sa banlieue grise de Kharkov, est à la fois un «Homo sovieticus» et un rebelle sans cause à la James Dean (auquel il ressemble physiquement). A New York, beatnik warholien, journaliste, chômeur vivotant grâce au welfare, poète, marié, divorcé, homosexuel, majordome branché aux pulsions de Taxi Driver, il illustre à la fois le rêve et le cauchemar américain. A Paris, flanqué d'une femme mannequin alcoolique, il incarne à merveille les années 80: glamour et hooligan. Retour en Russie: le drapeau de son parti «nasbol», disque blanc sur fond rouge avec en lieu et place de la croix gammée une faucille et un marteau, résume en une synthèse sinistre et kitsch (très pop art, d'ailleurs) les deux moments majeurs du siècle dernier, nazisme et communisme.

Ce drapeau, ajouté à la vidéo (fameuse apparemment mais désormais introuvable) de Limonov armé d'un kalachnikov, riant au côté du criminel de guerre Arkan sur les hauteurs de Sarajevo assiégé et lâchant une rafale en direction de la ville, suffirait à beaucoup d'entre nous à nous en détourner. Mais Carrère estime que ce n'est pas si simple, car, décidément, dans ce bordel qu'est le monde contemporain, rien n'est simple (et cette confusion, c'est sans doute le côté XXIe siècle de Limonov): tout «nasbol» qu'il soit (c'est-à-dire, pour ce qu'un Français peut en comprendre, rouge-brun revendiqué), Limonov a quand même été soutenu par Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée, ou encore Elena Bonner, la veuve de Sakharov, lorsqu'il a été emprisonné par Poutine.

Une dissection clinique

Le personnage est d'ailleurs complexe au point qu'Emmanuel Carrère n'a toujours pas bien compris ce qu'il reprochait à Poutine, avec lequel il partage a priori de nombreuses opinions. L'hypothèse est que Limonov est à ce point viscéralement contestataire qu'il est prêt à être stalinien à New York (ou à Paris: ses amis français, qui le considéraient comme un dissident punk, étaient surpris, quand ils étaient invités dans sa petite chambre, rue de Turenne, de trouver accroché au mur un portrait de Staline…); il peut être du côté des putschistes en 1991 contre Gorbatchev, mais aussi du côté des démocrates, pourquoi pas, face à l'autoritarisme de Poutine. Fasciste un jour, punk toujours? N'a-t-il pas dédicacé un livre à Hélène Carrère d'Encausse, l'académicienne mère de l'auteur, en signant: «Le Johnny Rotten de la littérature»? Ajoutons au passage que, du Poète russe préfère les grands Nègres (Ramsay, 1979) à Mes prisons (Actes Sud, 2009), il écrit d'excellents livres.

Tous ces éléments, qui font en effet de Limonov un personnage éminemment romanesque, n'auraient sans doute pas suffi, cependant, à décider Emmanuel Carrère à lui consacrer une biographie. On a pu constater dans ses précédents livres qu'une préoccupation essentielle de Carrère était quand même, souvent, de parler de lui. C'était logiquement le cas d'Un roman russe, chronique familiale. C'était moins attendu, au vu du titre, mais tout aussi prégnant dans D'autres vies que la mienne. Ici, cette préoccupation se trahit de façon presque touchante lorsque Carrère rencontre Limonov et que, après lui avoir posé beaucoup de questions, il remarque, déçu: «Il ne lui vient pas à l'idée de m'en poser une. Je ne sais pas, moi: sur moi.»

Mais, qu'à cela ne tienne, tout au long de Limonov, Carrère fait son propre portrait en creux, en se livrant à une systématique entreprise de comparaison. Carrère multiplie en effet les «comme moi», «comme lui», il cherche sans arrêt des points communs entre eux. Ce qu'il trouve, surtout, ce sont les différences, car tout, ou presque, semble les opposer: d'un côté, le XVIe arrondissement, de l'autre, la banlieue de Kharkov. L'héritier et le voyou. Le poids écrasant de la mère face à un être dénué de surmoi. Musique classique contre rock'n'roll. Sciences-Po vs les squats à Moscou. Carrère est «facilement, sur les questions politiques, de l'avis du dernier qui a parlé»; Limonov, qui crée son parti, rêve de révolution, de guerre et de conquête du pouvoir. L'écrivain versé dans l'introspection et l'aventurier tourné vers l'action.

Or, cette opposition si marquée entre l'auteur et son sujet se révèle féconde d'un point de vue littéraire, car elle propose une réponse originale à une question esthétique: comment raconter la légende? Un jour, Limonov rencontre quelqu'un qui lui raconte, à la manière d'un conteur oriental, l'épopée du baron Ungern, cet antibolchevique fou qui se prenait pour la réincarnation de Gengis Khan. Et Carrère note: «Il adorerait que quelqu'un raconte sa vie comme ça.» Ici, il faut préciser que la quasi-totalité des livres de Limonov sont autobiographiques et que lui-même se raconte sur un mode picaresque tout à fait réjouissant. Mais, pour homologuer sa légende, on ne peut pas la rédiger soi-même, ce serait trop facile, il faut donc déléguer, à charge pour le biographe de récrire l'autobiographie. Or, on ne choisit pas toujours son biographe, et Carrère, qui se dit lui-même étranger à tout lyrisme, n'est ni un conteur oriental ni un adepte de l'héroï-comique. Son œuvre, dans l'ensemble, témoigne d'une grande unité de ton. Il raconte la vie de Jean-Claude Romand, comme sa propre vie, comme celle de Limonov, dans le même style de dissection clinique, sobre, lucide, sans emphase.

Ce qui, dans le cas présent, semble: déboucher sur une forme de déconstruction de la légende. Les traces de distance critique sont en effet nombreuses: tantôt, il constate que son héros n'est pas très sympathique, voire franchement méprisable, tantôt — et c'est bien pis selon l'auteur — carrément ridicule (notamment en face d'Arkan où il lui trouve l'air d'un fayot). Carrère procède donc à une mise en question de la légende, invoquant des références comme Jean Rolin ou Jean Hatzfeld, modèles d'aventuriers dignes et sérieux, pour qualifier Limonov de «mickey» (selon la terminologie de Jean Hatzfeld). Il sait faire preuve également d'une ironie toute flaubertienne («lui [Limonov] qui se croit si difficile à choquer») ou stendhalienne (plus indulgente: «connaissant comme nous commençons à le connaître le discernement politique de notre héros» et plus loin «notre Edouard, ce Barry Lyndon soviétique»).

Loser magnifique

Cela dit, bien qu'à la fin il prétende considérer Limonov comme un loser, Carrère ne peut jamais vraiment dissimuler qu'en fait il l'admire et qu'en tout cas il l'envie (dans le fond, il ne cherche d'ailleurs pas vraiment à s'en cacher). Comment l'écrivain velléitaire qui manque de confiance en lui (tel que Carrère se peint lui-même) n'envierait-il pas cet homme d'action si sûr de son destin, qui ne doute de rien, qui n'a peur de rien, dont «le grand talent dans la vie est de tirer profit de tout ce qui lui arrive»? C'est comme si Carrère était victime de la malédiction du capitaine Lévitine.

Le capitaine Lévitine est un collègue du père de Limonov qui, jadis, lui a soufflé une promotion et qui est devenu, aux yeux du jeune Edouard et pour toujours, le symbole de celui qui réussit toujours mieux que nous, qui rafle les meilleurs postes, les filles, la gloire et, globalement, tout ce à quoi on aspire pour soi-même. Selon la théorie de Limonov, «chacun, dans sa vie, a un capitaine Lévitine». (On peut aussi en avoir plusieurs: selon Carrère, Poutine serait le supercapitaine Lévitine de Limonov).

A l'arrivée, lorsque l'on écrit de quelqu'un (en propos rapportés, il est vrai) que «c'était un être magnifique, capable d'actes monstrueux», ou qu' «il a voulu vivre en héros, il a vécu en héros, et n'a jamais rechigné à en payer le prix», on participe indéniablement à la légende. Et, après tout, la sobriété est aussi une force pour véhiculer la légende puisqu'elle permet ce genre de phrases définitives: «Et, comme tout ce qu'il a rêvé de faire enfant, il le fera.» Enfin, lorsque Carrère évoque le pseudonyme «Limonov» (en russe, limon, «citron», et limonka, «petit citron», désigne familièrement une grenade) pour dire que, outre la gêne qu'on devine chez l'auteur d'être un «fils de», on observe un palier qui se franchit de la légende vers le mythe.

Avec Carrère, Limonov n'a donc pas eu son conteur oriental, mais il a eu un mémorialiste dont il n'a pas à se plaindre. Quant à Emmanuel Carrère, il a, semble-t-il, trouvé son capitaine Lévitine.


Limonov à Paris: l'affaire Françoise Verny

Avec Marc-Edouard Nabe, Patrick Besson, Christian Laborde ou Philippe Muray, Edouard Limonov a été l'un des piliers de l'Idiot international, le journal ovni du très provocateur Jean-Edern Hallier. En septembre 1989, Nabe signe dans l'Idiot un court pamphlet contre Françoise Verny, la puissante éditrice parisienne. Le texte est à la fois potache, extrêmement violent et quelque peu ordurier. Mais il se trouve que Françoise Verny est justement sur le point de publier Limonov chez Flammarion. Celui-ci rédige alors une lettre ouverte où il reproche à Nabe de l'avoir mis en porte-à-faux. L'Idiot publie la lettre, dans laquelle Limonov s'excuse auprès de son éditrice, mais l'équipe du journal désapprou ve cet exercice de contrition et Jean-Edern Hallier clôt le différend avec un édito encore plus violent qui évoque des pressions de Flammarion sur Limonov et se conclut ainsi: «Pour qui se prennent ces crétins? Les éditeurs sont les domestiques des écrivains. Qu'ils le restent, ou plutôt qu'ils le redeviennent». A ce stade, Limonov doit choisir son camp: quitter l'Idiot ou risquer de compromettre sa carrière d'écrivain parisien. Il tranche et va dire à ses amis de l'Idiot: «Puisque vous êtes tous contre moi… Je reste avec vous.»

Tout Limonov est là. Coqueluche de Saint-Germain-des-Prés, il n'avait certainement pas envie de renoncer à ce statut d'écrivain célèbre auquel, clochard à New York, il avait si passionnément aspiré, mais son goût pour l'opposition systématique et son esprit de bande auront été plus forts. Cela n'empêchera toutefois pas la publication de la Grande Epoque, chez Flammarion (ce sera le seul, les suivants seront édités par Ramsay). Quant à Saint— Germain-des-Prés, la rupture ne sera pas consommée tout de suite: plus que l'affaire Verny, c'est son engagement en Serbie au côté du chef de guerre Arkan qui le rendra définitivement infréquentable aux yeux du milieu germanopratin. Mais alors, il était déjà passé à autre chose: pour l'éditeur Olivier Rubinstein, qui l'a bien connu, sa carrière littéraire n'aura au fond été qu'une partie de sa vie d'aventurier.


«Marianne», #749, du 27 août au 2 septembre 2011

Eduard Limonow

Original:

Laurent Binet

Le nouveau livre d'Emmanuel Carrère Limonov. La legende d'un joueur

// «Marianne» (fr),
#749, du 27.08.—02.09.2011