Emmanuel Carrère: Edouard le Terrible
De la Russie, on dit du mal ou on ne dit rien. Cet adage, quelques écrivains français le combattent. Emmanuel Carrère en fait partie. Comme Patrick Besson, son tropisme slave a en partie pour origine ses gènes familiaux. Mais aussi la certitude que le pays de Tolstoï, Dostoïveski et Prilepine est un territoire aux ressources infiniment romanesques. Dans quel autre pays aurait pu naître, vivre et lutter un personnage comme Edouard Limonov? Inconnu du grand public malgré quelques livres, des articles plein de bruit et de fureur dans l'Idiot international et des clichés de lui en infréquentable compagnie (Le Pen, Bob Denard, Arkan), son parcours est celui d'un adepte des zigzags idéologiques, géographiques et sexuels.
En Ukraine, où il est né Edouard Savenko, il a grandi lunettes sur le nez et cran d'arrêt en poche, s'est tranché les veines, a été enfermé en asile, s'est fait poète avant de s'octroyer un patronyme explosif («limonka»: la grenade, en russe). A Moscou, qu'il a gagnée en 1967, il a séduit la maîtresse d'un apparatchik, enchaîné les zapoï, ces marathons d'ivrognerie que tout slavophile digne de ce nom connaît et pratique, traîné avec les écrivains antisoviétiques. Comme Soljenitsyne, qui le méprisait, il a quitté l'URSS en 1974 pour les Etats-Unis. A New York, le dissident a dragué une femme riche qui l'a abandonné comme un chien, vécu dans la rue, vendu son corps (Le poète russe préfère les grands nègres est le titre d'un de ses meilleurs livres) et est devenu le majordome d'un milliardaire avant de partir tenter sa (mal)chance en France, où des éditeurs avaient le bon goût de traduire ses livres. Début des années heureuses: le jour, avec Muray, Nabe et Jean-Edern Hallier, on dit ou on écrit du mal de Mitterrand, de Tapie et de l'abbé Pierre; la nuit, on boit et on baise au Palace. Années 90: l'URSS s'effondre, Limonov part — comme le fiancé d'Anna Karenine — se battre en Serbie contre le mahométan et l'oustachi croate, rentre en Russie, où il fonde le Parti national-bolchevique et invente une nouvelle couleur: le rouge-brun. Avec ses fidèles nasbols, mi-d'Annunzio (pour le lyrisme) mi-baron Ungern (pour l'appel de la steppe), il fomente un putsch contre «le tyran Poutine» depuis une cabane de l'Altaï, où les forces spéciales viennent l'arrêter. Direction la case prison, d'où il ressort apaisé psychiquement mais plus antipoutinien que jamais.
A destin exceptionnel, livre exceptionnel. Carrère signe là un éblouissant récit biographique aux faux airs de miroir déformant. De son sujet derrière lequel il s'écarte élégamment, il se tient à distance idéale: empathique mais pas trop. Brisant avec une patience de psychopathe les clichés médiatiques que Limonov et son pays suscitent en France, il enchante, amuse, convainc, bouleverse et raconte, l'air de rien, les quarante dernières années du monde. Celui d'Edouard le Terrible. Mais aussi le sien. Le nôtre.
«Le Figaro» | 27 août 2011