«A ma mère : 60 écrivains parlent de leur mère»

Jorge Amado, Robert André, Fernando Arrabal, Hervé Bazin, Tahar Ben Jelloun, Jacques Borel, Georges Borgeaud, Daniel Boulanger, Camille Boumiquel, Jean-Jacques Brochier, Antonio Callado, Tony Cartano, François Cavanna, Michel Chaillou, Jerome Charyn, Chantal Chawaf, Georges-Emmanuel Clancier, Hugo Claus, Bernard Clavel, Maryse Condé, Claude Couffon, René Depestre, André Dhôtel, Ya Ding, Marguerite Duras, Viviane Forrester, Édouard Glissant, Jean-Edern Hallier, Yasushi Inoué, Erica Jong, Vénus Khoury-Ghata, Danilo Kiš, Hartmut Lange, Gilles Lapouge, Charles Le Quintrec, Édouard Limonov, Jean Lods, Antonine Maillet, Francine de Martinoir, Pierre Mertens, Alberto Moravia, Edgar Morin, Norge, Marcelin Pleynet, Josette Pratte, Michel Ragon, Rezvani, Marthe Robert, Dominique Rolin, Robert Sabatier, Ernesto Sabato, Leïla Sebbar, Philippe Sollers, Han Suyin, Jean Tardieu, Tchicaya U Tam'si, Frédérick Tristan, Roger Vrigny, Kenneth White, Kateb Yacine

A ma mère :
60 écrivains parlent de leur mère

présenté par Marcel Bisiaux Catherine Jajolet

// Paris: «Pierre Horay Éditeur», 1988,
broché, 384 p.,
ISBN: 2-7058-0186-3 (broché),
dimentions: 240⨉165⨉25 mm

// Paris: «France Loisirs», 1989,
livre relié, 380 p.,
ISBN: 2-7242-4205-X,
dimentions: __⨉__⨉__ mm

limonka

Les étrennes des orphelins

I

La chambre est pleine d'ombre ; on entend vaguement
De deux enfants le triste et doux chuchotement.
Leur front se penche, encore alourdi par le rêve,
Sous le long rideau blanc qui tremble et se soulève…
— Au dehors les oiseaux se rapprochent frileux ;
Leur aile s'engourdit sous le ton gris des cieux ;
Et la nouvelle Année, à la suite brumeuse,
Laissant traîner les plis de sa robe neigeuse,
Sourit avec des pleurs, et chante en grelottant…

II

Or les petits enfants, sous le rideau flottant,
Parlent bas comme on fait dans une nuit obscure.
Ils écoutent, pensifs, comme un lointain murmure…
Ils tressaillent souvent à la claire voix d'or
Du timbre matinal, qui frappe et frappe encor
Son refrain métallique en son globe de verre…
— Puis, la chambre est glacée… on voit traîner à terre,
Épars autour des lits, des vêtements de deuil
L'âpre bise d'hiver qui se lamente au seuil
Souffle dans le logis son haleine morose !
On sent, dans tout cela, qu'il manque quelque chose…
— Il n'est donc point de mère à ces petits enfants,
De mère au frais sourire, aux regards triomphants ?
Elle a donc oublié, le soir, seule et penchée,
D'exciter une flamme à la cendre arrachée,
D'amonceler sur eux la laine et l'édredon
Avant de les quitter en leur criant : pardon.
Elle n'a point prévu la froideur matinale,
Ni bien fermé le seuil à la bise hivernale ?…
— Le rêve maternel, c'est le tiède tapis,
C'est le nid cotonneux où les enfants tapis,
Comme de beaux oiseaux que balancent les branches,
Dorment leur doux sommeil plein de visions blanches !…
— Et là, — c'est comme un nid sans plumes, sans chaleur,
Où les petits ont froid, ne dorment pas, ont peur ;
Un nid que doit avoir glacé la bise amère…

III

Votre cœur l'a compris : — ces enfants sont sans mère.
Plus de mère au logis ! — et le père est bien loin !…
— Une vieille servante, alors, en a pris soin.
Les petits sont tout seuls en la maison glacée ;
Orphelins de quatre ans, voilà qu'en leur pensée
S'éveille, par degrés, un souvenir riant…
C'est comme un chapelet qu'on égrène en priant :
— Ah ! quel beau matin, que ce matin des étrennes !
Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes
Dans quelque songe étrange où l'on voyait joujoux,
Bonbons habillés d'or, étincelants bijoux,
Tourbillonner, danser une danse sonore,
Puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore !
On s'éveillait matin, on se levait joyeux,
La lèvre affriandée, en se frottant les yeux…
On allait, les cheveux emmêlés sur la tête,
Les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête,
Et les petits pieds nus effleurant le plancher,
Aux portes des parents tout doucement toucher…
On entrait !… Puis alors les souhaits… en chemise,
Les baisers répétés, et la gaîté permise !

IV

Ah ! c'était si charmant, ces mots dits tant de fois !
— Mais comme il est changé, le logis d'autrefois :
Un grand feu pétillait, clair, dans la cheminée,
Toute la vieille chambre était illuminée ;
Et les reflets vermeils, sortis du grand foyer,
Sur les meubles vernis aimaient à tournoyer…
— L'armoire était sans clefs !… sans clefs, la grande armoire !
On regardait souvent sa porte brune et noire…
Sans clefs !… c'était étrange !… on rêvait bien des fois
Aux mystères dormant entre ses flancs de bois,
Et l'on croyait ouïr, au fond de la serrure
Béante, un bruit lointain, vague et joyeux murmure…
— La chambre des parents est bien vide, aujourd'hui
Aucun reflet vermeil sous la porte n'a lui ;
Il n'est point de parents, de foyer, de clefs prises :
Partant, point de baisers, point de douces surprises !
Oh ! que le jour de l'an sera triste pour eux !
— Et, tout pensifs, tandis que de leurs grands yeux bleus,
Silencieusement tombe une larme amère,
Ils murmurent : « Quand donc reviendra notre mère ? »

V

Maintenant, les petits sommeillent tristement :
Vous diriez, à les voir, qu'ils pleurent en dormant,
Tant leurs yeux sont gonflés et leur souffle pénible !
Les tout petits enfants ont le cœur si sensible !
— Mais l'ange des berceaux vient essuyer leurs yeux,
Et dans ce lourd sommeil met un rêve joyeux,
Un rêve si joyeux, que leur lèvre mi-close,
Souriante, semblait murmurer quelque chose…
— Ils rêvent que, penchés sur leur petit bras rond,
Doux geste du réveil, ils avancent le front,
Et leur vague regard tout autour d'eux se pose…
Ils se croient endormis dans un paradis rose…
Au foyer plein d'éclairs chante gaîment le feu…
Par la fenêtre on voit là-bas un beau ciel bleu ;
La nature s'éveille et de rayons s'enivre…
La terre, demi-nue, heureuse de revivre,
A des frissons de joie aux baisers du soleil…
Et dans le vieux logis tout est tiède et vermeil
Les sombres vêtements ne jonchent plus la terre,
La bise sous le seuil a fini par se taire …
On dirait qu'une fée a passé dans cela ! …
— Les enfants, tout joyeux, ont jeté deux cris… Là,
Près du lit maternel, sous un beau rayon rose,
Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose…
Ce sont des médaillons argentés, noirs et blancs,
De la nacre et du jais aux reflets scintillants ;
Des petits cadres noirs, des couronnes de verre,
Ayant trois mots gravés en or : « A NOTRE MÈRE ! »

Arthur Rimbaud (15 ans)

Avant-propos

A MA MÈRE : c'est souvent la première dédicace du premier livre d'un écrivain. C'est ici un titre qui recouvre soixante entretiens avec des écrivains dans la vie et l'œuvre desquels la mère a joué un rôle particulier, bienfaisant ou néfaste, mais toujours essentiel.

Il s'agit d'entretiens libres, au fil de la conversation, auxquels nous avons gardé le ton du langage parlé. Autant que possible. Pour une confidence plus simple et plus directe.

L'ensemble de ces entretiens surprend, comme une révélation : après leur lecture, l'image traditionnellement familière d'une mère ne peut plus être ce qu'elle était. Y a-t-il une mère idéale ? Nous avons été surpris par la variété et l'intensité des propos tenus. Nous avons toujours été émus et parfois bouleversés par la chaleur passionnée, l'honnêteté et la pudeur des sentiments de ces soixante enfants de trente-deux à quatre-vingt-dix ans, fils et filles, retrouvant émotions amoureuses ou désenchantées, dramatiques ou gaies, déchirantes ou sereines, à l'évocation de celle à qui ils doivent d'avoir vécu, plus ou moins heureux, la rendant elle aussi, plus ou moins heureuse. A qui certains doivent surtout, grâce à elle ou contre elle, d'avoir écrit.

L'histoire littéraire, Villon, Hugo, Proust, Rimbaud, Baudelaire, Gorki, Cervantès… est marquée du sceau de la mère. On verra ici que cette empreinte est spécialement exemplaire chez les écrivains contemporains, à l'image d'un siècle agité où vies et œuvres se mêlent souvent étroitement. L'écrivain n'est-il pas le plus apte à parler, avec ses mots, des rapports d'un fils ou d'une fille avec sa mère ?

Ces soixante entretiens se sont succédé pendant plus d'une année. Le choix des écrivains s'est fait de lui-même, un peu au hasard des lectures et des rencontres, sans aucun système, au gré des affinités et, aussi, des acceptations. Il peut exister en effet de multiples raisons de ne pas vouloir parler de sa mère.

Nous avons interrogé des hommes et des femmes de France et de trente régions ou pays différents, parlant une vingtaine de langues, comme le montre notre page de dédicaces, au cours d'une promenade qui aurait pu être encore beaucoup plus vaste. Que de réponses différentes aux mêmes questions ! On nous a entretenus de mères de tous milieux et de toutes conditions, de mères décédées depuis longtemps ou récemment, d'autres toujours vivantes.

Nous sommes revenus de ce voyage un peu ébranlés d'avoir partagé des histoires et des aventures plus souvent difficiles et mouvementées que simplement heureuses.

Presque tous les écrivains nous ont confié des photographies de leur mère, souvent jeune, que nous avons opposées à leur visage d'aujourd'hui et l'effet est saisissant.

Aucune intention particulière, psychanalytique, morale ou autre n'a présidé à ce livre, seulement cette curiosité pour ce qui entoure la naissance des œuvres. L'image générale n'a rien de définitif : d'autres écrivains donneraient-ils la même impression d'ensemble ? Il y a déjà ici si peu de ressemblances dans cette finalement bien étrange relation entre l'écrivain et sa mère.

Le père apparaît peu, volontairement. Mais chaque écrivain aurait eu beaucoup à dire sur lui. On le devinait sous les mots sans pouvoir jamais définir exactement le rôle joué par lui dans le couple mère-enfant.

Le plus étonnant n'est-il pas que la plupart de ces soixante écrivains continuent, au-delà des années à se sentir orphelins de leurs mères ?

Édouard Limonov

C'était un soir, pendant un bombardement. L'électricité était coupée. A la porte d'un immeuble, un jeune homme, qui avait une lampe de poche, a aidé une jeune fille à entrer : mon père et ma mère venaient de se rencontrer pour la première fois.

Tous deux travaillaient dans la même usine, une importante fabrique d'obus et de bombes. Mon père, en même temps qu'il suivait les cours de l'École militaire, pour devenir officier, en était un des gardiens. Ma mère, qui avait fait des études de chimie, y était technicienne. Je suis donc né d'une famille de soldats, en février 1943, vingt jours après la bataille de Stalingrad, à Dzerjinsk, une ville industrielle proche de Gorki. A cette date, c'était très honorable d'appartenir à une famille de soldats, surtout que le climat était déjà à la victoire. J'ai vécu pratiquement seul mes premières années, puisque mon père et ma mère travaillaient. Ma mère me laissait le matin à la maison, sans personne pour me garder. Craignant les bombardements, elle me mettait dans une caisse d'obus, sous la table, pour me protéger des éclats, une table que mon père avait renforcée d'une double couche de planches. Je passais là toute la journée, apparemment très bien. C'est ma mère qui me l'a raconté : elle me laissait avec un morceau de poisson salé que je mâchouillais dans ma caisse, sans penser que j'aurais pu m'étouffer avec ce poisson ! Je conserve aujourd'hui un très net penchant pour le poisson.

Je crois que la jeunesse de ma mère a dû être plutôt agitée. Elle avait deux ans quand sa mère est morte et son père, Féodor, allait se remarier plusieurs fois. Jusqu'en 1942 il a été directeur d'un grand restaurant de Gorki, aimant bien vivre et faire la fête. J'ai vu une photo de lui. C'était un homme volontaire, fort, apparemment pas facile à vivre, si bien que ma mère a, très tôt, quitté la maison pour une première vie qui me demeure encore mystérieuse. Son père, à la suite d'un fait qui m'échappe, devait être envoyé dans un bataillon disciplinaire et mourir en Pologne en 1944. Par lui, ma mère descendait d'une grande famille de paysans, d'un arrière-grand-père chef d'un village, près de Gorki, à Nova, qui s'appelait Nikita Zibine, d'où le nom de ma mère, Raïssa Zibina.

En épousant mon père et devenant une respectable femme d'officier, il semble que ma mère ait tenu à cacher sa vie jusqu'alors. Aujourd'hui encore je n'arrive pas à savoir la vérité, à découvrir ce que fut réellement sa vie de jeune femme. J'ai essayé d'imaginer ce qu'elle avait pu faire dans les années trente. Elle n'a jamais répondu à mes questions. Elle m'a seulement dit un jour : « Ce fut une erreur de jeunesse. » J'avais remarqué sur son bras gauche un tatouage, dont d'ailleurs des traces demeurent encore, et où l'on pouvait lire son diminutif : Raïa. Dans ces années-là, années de grande foi, de révolution, de grande industrialisation, pour se faire faire un tatouage, une fille soviétique d'alors devait quand même être très spéciale.

J'avais seize ans, à la fin des années cinquante, quand ma mère a tenté de se débarrasser de ce tatouage. Ce fut terrible. Elle a versé dessus une sorte de vitriol et s'est brûlée affreusement.

Une énorme mer de briques brûlées

Ma vie d'enfance fut celle de toutes les familles de militaires. Nous avons connu une douzaine de garnisons du Sud, jusqu'en 1947, où nous nous sommes fixés à Kharkov. J'avais quatre ans. Mon père vingt-huit, ma mère vingt-cinq. La gare, derrière laquelle nous habitions, reste mon tout premier souvenir. Elle était complètement rasée, et je la voyais comme une énorme mer de briques brûlées. Mon père était lieutenant, ma mère ne travaillait pas. Nous logions dans un immeuble de quatre étages dont les deux premiers étaient occupés par le quartier général de la division. Les familles des officiers se partageaient le reste. La ville était presque détruite et il était très difficile de trouver un appartement. Pendant deux ans et demi nous avons partagé cette vie collective. Je m'en souviens très bien. J'étais surtout fasciné par les uniformes. Nous étions tous très pauvres, mais gais, heureux simplement d'être encore en vie, d'avoir échappé à tous les massacres. Vingt millions de personnes étaient mortes et, dans notre famille, beaucoup de parents, beaucoup déjeunes avaient disparu.

Nous vivions selon le fameux système du corridor. Un immense couloir commun sur lequel, de chaque côté, s'ouvraient, à chaque étage, les neuf chambres de neuf familles. Au bout, une très vaste cuisine dont l'énorme fourneau, trop difficile à allumer et à alimenter, parce que nous avions très peu de bois, ne servait que pour les jours de fêtes. Nous utilisions surtout de petits fourneaux ou réchauds à essence, répartis dans le corridor. Ma mère nous y faisait la cuisine, surtout des soupes, très recommandables, avec trois pommes de terre et un peu de pain. Le pain coûtait très cher, et elle arrivait rarement à en trouver. Je me rappelle qu'elle me disait toujours : « Mange moins de pain et plus de soupe ! » C'était, bien sûr, des soupes sans viande. Je me souviens très bien avoir mangé un jour du saucisson. C'était rare. Comme j'ai adoré ça ! Quand ensuite on me demandait ce que je voudrais faire plus tard, je répondais sans hésiter : « Charcutier ! »

Nous étions si pauvres qu'une fois, mes parents étant invités à une fête de garnison, on leur a servi de la volaille — le principal attrait de la soirée — et ma mère a voulu essayer de m'en ramener un morceau. Mais, stupidement honnête, comme toujours, elle n'a pas osé le prendre directement. Elle a fait semblant d'en faire tomber un par terre, sur lequel elle a aussitôt mis son mouchoir, n'ayant pas le temps de le ramasser tout de suite pour le mettre dans sa poche. Quand elle s'est baissée un peu plus tard pour le prendre, le morceau avait disparu ! Elle a eu très peur d'avoir été vue, et elle est rentrée très agitée.

Elle était très coquette. La mode alors était plutôt masculine, inspirée des tenues militaires. Pour moi, enfant, tout ce qui était civil était méprisable. La marque de l'homme, c'étaient les bottes d'officier. Ma mère portait surtout des vestes aux épaules très carrées, copiées d'uniformes allemands. Moi-même, je portais d'étroits costumes d'enfants allemands. Nous achetions tout cela dans un vaste champ poussiéreux de la banlieue, appelé fruskin, du mot barakhlo (frusques) où, parmi les vêtements, on trouvait aussi des gramophones et autres objets provenant des pillages de guerre. Les Américains aussi nous envoyaient des habits et produits divers par lend-lease. Ma mère décousait, recousait, arrangeait ces costumes. Jusqu'à onze ans, elle m'a fait porter des sortes de knickers avec de grandes chaussettes, jusqu'à ce que je lui dise non ! Dans ce même style, elle portait toujours un béret, et une jaquette avec de gros boutons. Je la revois encore très bien ainsi, avec son visage à peau jaunâtre, très asiatique, car dans sa famille on était de sangs mêlés, tartare et russe.

Ma mère n'a jamais très bien réussi à parler l'ukrainien, que j'apprenais à l'école. Au bout de trente ans de vie à Kharkov, elle n'en comprenait que quelques mots ! Elle aimait nous amuser en racontant son arrivée dans la ville en 1947 : assise à côté du chauffeur du camion, elle avait remarqué, parmi les ruines, de nombreuses enseignes, Perrukarnia, c'est-à-dire coiffeur. Mais elle confondait ce mot ukrainien avec Pekarnia qui, en russe, veut dire boulangerie. Et elle a cru, jusqu'à ce que le chauffeur lui explique, qu'ici il y avait du pain partout !

J'avais envie de mettre des jeans

Ma mère adorait les livres. Lire, c'était sa passion. C'est une copine de son âge, une jeune fille juive qui travaillait dans un petit kiosque de pharmacie, au coin de la rue, qui lui prêtait des livres. Je la vois en train d'en lire un, épais et vieux. Toutes deux étaient fascinées par George Sand, éblouies par son romantisme, à tel point que mon père avait surnommé cette fille Consuelo. Elle aimait beaucoup le théâtre aussi, et m'emmenait, quand la vie fut meilleure, aux spectacles de ballets. Je me souviens très bien de l'histoire du Pavot rouge, un ballet des années 1930 : un bateau soviétique arrive dans un port chinois. (C'était avant la Révolution chinoise.) Un matelot soviétique est assis, en train de pêcher, tournant le dos à la salle, tandis qu'un Chinois, qu'il ne voit pas, surgit avec un couteau. Moi, en bon patriote, je me suis aussitôt mis à hurler, pour le prévenir. Il n'a pas bougé, mais ma mère m'a pris dans ses bras pour me faire sortir. Consolé, rassuré, elle m'a ramené après l'entracte. Un vieil homme en civil, mais avec beaucoup de médailles, est venu me féliciter pour mon courage.

Nous allions beaucoup au cirque aussi, presque chaque semaine. Ou bien nous écoutions mon père jouer pour nous de la guitare. C'était un véritable virtuose, qui jouait d'ailleurs de plusieurs instruments, notamment du piano. Quand il a été capitaine, on l'a nommé directeur du Cercle militaire, chargé de la vie culturelle des divisions, responsable des loisirs des soldats et des officiers. Il s'occupait de l'orchestre de l'armée, et organisait des concerts.

Après deux fugues, à neuf et onze ans, j'ai quitté définitivement ma famille à quinze ans. Je n'étais pas fâché avec mes parents, j'admirais mon père, mais, dans les années soixante, j'ai pensé qu'il était faible, qu'il n'avait pas réussi sa vie, que c'était sa faute si nous avions continué à vivre pauvrement dans la même chambre, qu'il respectait trop les règles, ne voulant pas lutter pour les choses pratiques de la vie. Moi, j'avais envie d'autre chose, d'avoir ma propre chambre, de mettre des jeans. Pendant cette crise d'adolescence j'ai eu des rapports très violents même avec ma mère. J'étais très dur. Il m'est arrivé de la traiter de prostituée ! Je voulais me libérer d'elle, et de mon père.

Édouard Limonov

J'ai eu des rapports violents avec elle

Je suis arrivé à Moscou en 1966, où je suis resté jusqu'en 1974. Ma mère est venue m'y voir. J'avais une petite chambre et elle est restée chez moi. Le troisième soir, j'ai trouvé que cette nouvelle vie de famille, ça suffisait, et je suis rentré tard. Elle m'attendait pour me faire la morale : « Pourquoi rentres-tu si tard ? Qu'est-ce que tu as fait ? » Je l'ai quand même présentée à mes amis, peintres et poètes, et elle s'est un peu adaptée, beaucoup plus souple que ne l'aurait été mon père.

J'ai raconté un jour, sans honte, dans une interview de «Libération», que j'avais pleuré à la mort de Staline ! Parce que j'étais pris par l'atmosphère de ce pays où j'avais été élevé, et que cela me paraissait naturel. C'était un matin. Ma mère, qui se levait tôt, écoutait la radio, et elle a entendu la nouvelle : « Staline est mort ! » Le «journaliste » bien connu Levitan parlait d'une voix grave et solennelle. Mon père, qui avait été de garde cette nuit-là au quartier général, venait de se coucher. Au bruit que nous faisions, il s'est relevé et nous a dit : « Je voudrais dormir ! Vous ne savez pas qui vous pleurez ! » Et il s'est recouché en plaquant l'oreiller sur sa tête.

Tes Américains te poudrent les yeux

Autre souvenir du même genre: c'était en août 1968. J'étais revenu de Moscou, où la vie était très dure, à Kharkov, pour me refaire une santé. J'étais affamé. La même scène s'est reproduite : ma mère qui se lève tôt, qui écoute la radio, et qui nous apprend la nouvelle : « L'Armée russe envahit la Tchécoslovaquie ! » Cette fois, curieusement, mon père a pris une position contraire à la première fois, approuvant ma mère et me disant, parce que j'écoutais toutes les radios étrangères : « Toi, tes Américains te poudrent les yeux ! Tu ferais mieux de nous parler du Vietnam ! »

Ma mère et mon père vivent toujours à Kharkov. Elle a soixante-six ans. Lui, soixante et onze. Nous nous écrivons six fois par an environ et, en tête de ses lettres, elle m'appelle toujours par mon petit nom : « Bonjour mon cher Edik. » Nos relations sont meilleures, malgré, quand même, quelques bagarres par lettres avec mon père. Je n'ai pas osé leur envoyer mes livres, craignant surtout de choquer ma mère par les histoires que je raconte. J'ai tenté de leur expliquer ce qu'était mon métier d'écrivain. Mes livres ne sont pas traduits en russe, mais ils ont quand même dû passer la frontière. Je crains que de bons amis ne les aient montrés et racontés à ma mère, surtout mon premier roman, où je parle d'une aventure amoureuse avec un Noir. Une histoire que même une mère américaine pourrait difficilement comprendre !

Cela fait treize ans que je n'ai pas vu ma mère. Il est très difficile d'inviter mes parents à venir ici, surtout mon père.

J'ai quitté l'URSS en 1973, autorisé à émigrer, après avoir été interrogé par le KGB. Pourtant je n'étais pas juif, j'étais marié à une femme russe, je n'avais pas de raisons particulières de fuir mon pays, sinon, simplement, un grand désir de voir le monde, de connaître une autre vie. J'ai tenté le destin et on m'a laissé partir.

La dernière fois que j'ai vu ma mère, c'était à l'aéroport de Kharkov où j'étais revenu pour dire au revoir à mes parents. Je les avais quittés et j'étais en train de faire valider mon billet, lorsque, me retournant, je les aperçus, qui me regardaient partir. Je les ai trouvés formidables. Ils n'ont pas pleuré, et je les ai emmenés au restaurant de l'aéroport. J'ai bu beaucoup de cognac. Mon père aussi. Les secondes étaient longues. Heureusement un ami est arrivé qui les a pris en charge. Pas une larme ! Je ne les pensais pas capables de tant de maîtrise. J'entends encore ma mère, dans ce petit aéroport, juste avant de partir, me faisant ses dernières recommandations, presque au pied de la passerelle de l'avion : « Mange de la soupe, c'est bon pour l'estomac, c'est mieux que la viande. » Avant de monter, j'ai encore bien vu mes parents, derrière la barrière. Je leur ai fait des signes. C'était terrible. Puis j'ai encore beaucoup bu dans l'avion. Je suis un mauvais fils.


ÉDOUARD LIMONOV
Né en 1943 à Dzerjinsk, près de Gorki (URSS)

LE POÈTE RUSSE PRÉFÈRE LES GRANDS NÈGRES (Pauvert-Ramsay) • JOURNAL D'UN RATÉ (Albin Michel) • HISTOIRE DE SON SERVITEUR (Ramsay) • AUTOPORTRAIT D'UN BANDIT DANS SON ADOLESCENCE (Albin Michel) • SALADE NIÇOISE (Le Dilettante) • OSCAR ET LES FEMMES (Ramsay) • ÉCRIVAIN INTERNATIONAL (Le Dilettante) • LE PETIT SALAUD (Albin Michel).

Crédit photos

⟨…⟩ Édouard Limonov p. 229, G. Gastaud ⟨…⟩

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