République française

Eduard Limonov

République française

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© José-Dominique Setien

limonka

Edouard Limonov. Le poète russe préfère les kids

Thierry Marignac

Edouard Limonov, écrivain russe en exil, auteur de « Le Poète russe préfère les grands nègres » paru l'année dernière chez « Ramsay », et du « Journal d'un raté » à paraître aujourd'hui chez « Albin Michel », décrit la mort en cercles concentriques de ceux qui sont rejetés en marge de la vie. L'immigré russe, avalé par l'aspirateur de la propagande américaine et largué sur Broadway, a fait l'apprentissage de l'« american way of life », et son credo n'a plus qu'un très lointain rapport avec le « j'ai choisi la liberté » de rigueur. On a beau être le dernier débarqué, on est vite au parfum de l'implacable logique des solitudes urbaines d'Amérique.

« La grande et vaillante tribu des ratés est disséminée sur toute la terre. Dans les pays anglo-saxons on les appelle communément des « losers » c'est-à-dire des perdants. C'est une tribu bien plus nombreuse que les Juifs, non moins dynamique et courageuse. Ils ont également de la patience à revendre, se nourrissant parfois une vie entière de seuls espoirs. »

Ainsi s'ouvre le Journal d'un raté, dont l'écriture singulière s'accorde avec le sujet : des textes courts, au débit haché, précis comme une dissection ou brumeux comme les fantasmes de la faim, les réminiscences de l'émigré.

« J'ai lu dans Punk Magazine que les kids n'aimaient pas lire, alors j'ai écrit un livre court, concis, avec une histoire qu'ils aimeraient»,

déclare Edouard Limonov. Il a troqué sa veste goulag contre un smoking noir et passé à son revers gauche une énorme épingle à chapeau, rouge. Il s'est envoyé des rasades d'alcool derrière le nœud papillon. Il a jeté sur ses épaules le manteau blanc de chez Saks -5e Avenue dont il est si fier parce qu'il prétend qu'il le fait ressembler à Lucky Luciano.

« Luciano ou un autre, à New York on me prend toujours pour un Italien. »

Nous sommes sortis dans la nuit. A Paris où il vit aujourd'hui, il m'a emmené chez des réfugiés polonais qui font la vodka-citron avec de l'alcool de pharmacie. En chemin il raconte comment s'étant perdu dans le Bronx en costume blanc, avec du fric et des billets d'avion plein les fouilles, il s'en est tiré vivant en affichant l'air résolu d'un mac italien venu négocier son kilo d'héroïne. L'ancien tailleur clandestin de Moscou et de Karkhov, dont le goût pour les toilettes luxueuses ne s'est jamais démenti, semble ce soir, derrière ses lunettes cerclées de fer, tout droit sorti d'une page de Gogol avec son col cassé, ses toasts à la gloire, à l'avenir, à la guerre civile.

« Vous aimez l'expression « Guerre civile » ? Moi beaucoup ».

« Je préfère de beaucoup la littérature américaine à la littérature russe »,

déclare Edouard Limonov invité avec d'autres réfugiés par l'université de Los Angeles pour discourir sur Tolstoï, Pouchkine, Gorki,

« elle est beaucoup moins encombrée de scories littéraires, plus nette, plus tranchante, sans tout ce fatras culturel que nous autres. Russes, nous avons reçu en partage. »

Scandale. Les autres invités sont venus bredouiller un brouillon de dix pages. Edouard Limonov, lui, est arrivé les mains dans les poches avec sa tenue de sergent de l'armée de l'air, achetée la veille, impeccablement repassée. Le lendemain, les journaux intéressés ne parlaient que de notre héros.

« Ils n'ont pas compris que c'était un show, ils étaient venus déclamer leurs vers. Pauvre réfugiés russes, ils n'ont rien compris à l'Amérique !»

Et je savoure en lisant « Le Journal d'un raté » ce plaisir de l'écriture américaine, nette, tranchante, brutale, sans fioritures, littérature à l'estomac, tantôt brûlante tantôt froide, je pense à James Gain dans « Le facteur sonne toujours deux fois ». Comme lui, Eddie Limonov a été marqué au fer rouge de la vie américaine. Monde libre est inattaquable, c'est bien connu. Ses erreurs confirment sa vertu, et les corps qu'il écrase sont signe de santé, de vitalité. Inattaquable, sauf par Edouard Limonov, le réfugié. Avec lui Monde libre prend soudain des allures de mouroir aux alouettes, de mystère-crève-les-yeux.

« Si Lee Harvey Osawald ou Charles Manson», dit-il, « avaient tenu leur journal, il ressemblerait fort à mon « Journal d'un raté »».

«Libération», 21 avril 1982

Ce «Moomoogate» qui embarrasse l'opposition russe

International • …

On la surnomme «Moomoo» et, depuis deux jours, la Russie ne parle plus que d'elle.

Ce mannequin réputé est parvenu à piéger quelques-uns des principaux opposants à Vladimir Poutine. Tous ont été charmés par les mensurations de ce top model. Tous, objets d'un piège un peu crapoteux, ont aussi été filmés pendant leurs ébats avec la demoiselle par des caméras indiscrètes. Depuis jeudi, une vidéo circule sur Internet via la chaîne de télévision www.kanal911.com , qui se définit comme un «comité public pour la protection de la morale, de la loi et du contrat social».

Parmi les «victimes» de ce «Moomoogate»: l'humoriste Viktor Chenderovitch, le plus talentueux et virulent critique du Premier ministre russe, mais aussi l'écrivain Edouard Limonov ou le rédacteur en chef de l'édition russe de Newsweek, Mikhail Fishman, que l'on voit nu et sniffant de la cocaïne. D'autres figures de l'opposition russe, qui n'apparaissent pas sur cette vidéo, ont préféré prendre les devants et reconnu avoir eux aussi succombé aux charmes de «Moomoo». Ilia Yachine, l'un des leaders du mouvement d'opposition Solidarité, a ainsi confessé être «sorti quelque temps avec Katia Guerassimova. Mais lorsqu'elle m'a proposé de la cocaïne, j'ai compris que c'était louche et j'ai déguerpi».

«Elle m'a proposé de la cocaïne, j'ai compris que c'était louche»

Pendant deux ans, en 2008 et 2009, ces personnalités ont donc défilé dans l'appartement moscovite, truffé de caméras cachées, où Moomoo recevait. Pour la plupart des personnalités filmées, ce piège, trop onéreux et trop bien ficelé, ne peut être que l'œuvre de professionnels spécialisés dans ce genre d'opérations. L'humoriste Viktor Chenderovitch a ainsi immédiatement accusé l'entourage de Vladimir Poutine d'avoir ourdi le complot. Quant au leader de Solidarité, il a clairement accusé Moomoo de travailler pour les services de sécurité russes.

Il est vrai que les méthodes utilisées rappellent celles, pratiquées en son temps par le KGB, dont le Premier ministre russe est issu. L'une des missions des services de renseignements était en effet de piéger et de discréditer les dissidents aux yeux des citoyens soviétiques comme à ceux des Occidentaux. Toutes les manipulations étaient permises, y compris les chantages sur la vie privée. De vieilles méthodes qui pourraient avoir été remises au goût du jour.

«Le Journal du Dimanche», 24 avril 2010

Limonov, notre invraisemblable contemporain

Chroniques • …

Je ne peux avoir aucune sympathie, et encore moins de l'admiration, pour un Russe qui n'aime pas Nabokov ni son œuvre, et qui sodomisait sa femme pendant que Soljenitsyne parlait à la télévision américaine. Traduisez : c'est toi que j'encule, vieux réac! Et pourtant j'ai lu avec beaucoup d'intérêt, et de l'emballement, le récit de la vie de l'écrivain Edouard Limonov par Emmanuel Carrère, fasciné que j'étais par sa fascination pour le rocambolesque, talentueux, odieux et, parfois, romantique personnage.

Il faut être un peu casse-cou pour oser se lancer dans une enquête et un livre sur un homme qui apparaîtra détestable à la majorité des lecteurs. Mais les lecteurs devront avoir l'objectivité de reconnaître que ce salaud ou ce héros de Limonov est le sujet éminemment romanesque, vénéneusement ambigu d'un grand livre.

Limonov a acquis une notoriété parisienne dans les années 1980 quand Jean-Jacques Pauvert a publié son roman à scandale «Le poète russe préfère les grands nègres», récit de sa vie misérable, chaotique, fornicatrice, violente à New York. Il était devenu l'ami de Jean-Edern Hallier et collaborait à L'Idiot international. «Sa liberté d'allure et son passé aventureux en imposaient aux petits-bourgeois que nous étions, écrit Emmanuel Carrère. Limonov était notre barbare, notre voyou : nous l'adorions.»

Déjà, ses exploits de petit dur dans son Ukraine natale formaient une légende. Sa mère lui avait inculqué le principe selon lequel il faut toujours être le premier à frapper. Ensuite, clandestin à Moscou, tailleur de pantalons en chambre, il écrit des poèmes qui lui valent l'admiration des groupuscules artistiques et contestataires de la capitale soviétique. Mais cette gloire souterraine ne saurait lui suffire. Il veut devenir célèbre et riche aux yeux du monde entier. Au printemps 1974 — en même temps que Soljenitsyne, lui, chassé de son pays —, il quitte Moscou pour New York, accompagné de la très belle Elena. Séducteur, amoureux fou, baiseur frénétique, malheureux à crever quand il est plaqué, il sera toujours couvert de femmes, sauf quand, pour survivre chez les Yankees, il a dû se taper des nègres.

S'il le pouvait, il ferait fusiller Gorbatchev

Limonov va en écrire des livres! Des bons et des moins bons. Il y raconte son existence d'aventurier cynique et insolent qui, cependant, plus par posture intellectuelle et fidélité à ses origines que par compassion, défend toujours les pauvres, les marginaux, les exclus. Il sera toujours l'un des leurs, ce qui, au fil du temps, lui confère un vernis aristocratique. Mais la littérature est ingrate. Pourquoi l'engagement politique ne lui apporterait-il pas la célébrité qu'elle lui refuse?

L'effondrement de l'URSS le bouleverse. S'il le pouvait, il ferait fusiller Gorbatchev. Il pleure sur l'empire éclaté. Dans la guerre de l'ex-Yougoslavie, il s'engage aux côtés des Serbes. Il tire sur Sarajevo. Il participe au putsch contre Boris Eltsine. C'est un fasciste pur et dur qui ne se compromet pas avec les oligarques qui dépècent la Russie. Il fonde le Parti national-bolchevique. Il devient l'idole d'une jeunesse désabusée. Ce n'est pas qu'il représente une grande menace pour Poutine, mais celui-ci n'apprécie pas ce quinquagénaire qui porte beau et parle haut. Il le jette en prison. Condamné à y passer quatre années, Limonov s'y comporte avec un courage et une dignité qui forcent l'admiration des autres détenus. Depuis sa libération anticipée, «écrivain adulé, guérillero mondain, bon client pour la presse people», il est «la star qu'il rêvait d'être». Le livre de Carrère va lui exploser la tête.

Limonov est beaucoup plus que le portrait d'un homme invraisemblable : une histoire de la Russie depuis cinquante ans. Pages d'anthologie que celles sur l'underground des intellectuels sous Brejnev, sur la vie des exilés russes de New York, sur le mélange d'anarchie prédatrice, d'autoritarisme cynique et de résignation qui règne depuis longtemps à Moscou. Avons-nous été de bons observateurs du déroulement de l'histoire? Les pièces du puzzle ne se sont-elles pas rassemblées à notre insu? Emmanuel Carrère n'a-t-il pas écrit ce livre pour comprendre ce que cachait la formidable énergie de Limonov et, à travers lui, pour s'interroger sur son propre itinéraire d'écrivain dans les cris et les silences de l'histoire?

«Le Journal du Dimanche», 29 août 2011

Emprunt russe

Critique • par Claire Devarrieux

Cheminant entre biographie et roman, Emmanuel Carrère se réapproprie la vie d'Edouard Limonov, poète, voyou et homme politique sulfureux.

New York, 1977. Un poète voyou de 34 ans, «un Russe de plus» exilé, regarde la neige tomber depuis la fenêtre de sa chambre d'hôtel minable. Sa femme l'a quitté. Il n'est pas encore «le commandant-camarade Limonov», mais c'est ainsi qu'il se traite déjà, parfois, en son for intérieur, sûr de son destin malgré les apparences. L'avenir lui donnera raison, il sera chef de parti dans la Russie de Poutine. Ces années-là, il ne songe pas aux élections. «Vous aimez l'expression «guerre civile» ? Moi, beaucoup.» Edouard Limonov, Eddie, Editchka, a atterri dans le ruisseau. Il n'a pas un sou et chante sa pauvreté avec une juvénilité rimbaldienne : «J'aime être pauvre», écrit-il dans Journal d'un raté. «Et j'aime ma quiète tristesse à ce sujet. Et mon mouchoir blanc dans la poche.»

Cacatoès. Les proses poétiques de «Journal d'un raté» (1982) racontent comment il survit en attendant que soit publié le «livre de passion furieuse» consacré à ses splendides échecs américains. Jean-Jacques Pauvert en trouvera le titre français : «Le Poète russe préfère les grands nègres». Autre réédition, «Discours d'une grande gueule coiffée d'une casquette de prolo» regroupe plusieurs textes. Limonov dandy se promène en costume blanc dans le Bronx. Il prend la pose de Byron quand il est «seul et saoul» dans les cocktails, arbore une veste noire avec un cacatoès rose dans le dos pour les Journées de la littérature mondiale à Nice. Devenu «Ecrivain international» (titre d'une nouvelle) complètement fauché, il s'en va acheter une poule, et il lui manque trois francs. «L'ancien voleur, le truand reconverti dans la littérature» conserve sa «philosophie de prolo», acquise du temps où il était ouvrier. Il ne sera jamais un intellectuel, ni un bourgeois. C'est bel et bien «une grande gueule» qui s'agite calmement (et en vain) dans les dédales de l'administration française afin d'obtenir une carte de séjour. Tous ces récits, écrits à Paris dans les années 80, sont d'un égotisme tour à tour ironique et affligé, parfaitement sérieux et joueur quand même, sous-tendu par une forme d'altruisme moins cruelle qu'elle n'en a l'air : pas de pitié pour les victimes.

«C'étaient de très bons livres : simples, directs, pleins de vie», écrit Emmanuel Carrère. Une des vertus de son roman est de nous conduire vers les textes de Limonov. Son plus beau tour de force est l'utilisation qu'il en fait. Loin de presser les phrases du Russe pour en extraire les informations biographiques, il transfigure les détails, se les réapproprie. Il n'aplatit rien, il déplie, déploie. Joli garçon, mince et musclé, peau mate, traversant les décennies sans débander, son héros est fidèle à l'autoportrait, sans être aussi esthète, nous semble-t-il. Il est aventureux, touchant et insupportable, courageux et bizarre, comme le modèle. En somme, le Limonov nourri de souvenirs, de tête-à-tête, d'enquête au long cours est à comparer avec le vrai Limonov que nous, lecteurs d'Edouard, nous fabriquons à notre tour.

A partir de 1989, quand Edouard Limonov rentre chez lui après quinze ans d'exil, la Russie devient le personnage principal de «Limonov». Les écrits se font moins intimes, explique Emmanuel Carrère, jusqu'à ce que Limonov raconte son expérience de la prison — et Carrère, ce chapitre-là, il ne le rate pas non plus. Son propre livre acquiert une dimension politique. Toute la seconde partie est une explication limpide des débats de la fin du XXe siècle. Défilent Gorbatchev, Eltsine, les Ceaucescu, la guerre des Balkans où notre Edouard est du mauvais côté (serbe), allant jusqu'à être filmé en train de tirer sur Sarajevo. Balles perdues, tirées vers le ciel ? Ainsi se justifie le soldat, zigoto compliqué, qui se fait photographier aux côtés de leaders d'extrême droite, mais qui aime sincèrement sa pauvre patrie.

Approximative. Autour de lui gravitent des garçons sympathiques à qui son journal, «Limonka» («grenade», en français), a redonné un peu d'espoir. Parmi eux, Zakhar Prilepine. Actes Sud publie en octobre la traduction d'un recueil de ses nouvelles, «Des chaussures pleines de vodka chaude». Emmanuel Carrère en fait un beau portrait.

Conscient de sa puissance de romancier, l'auteur de «l'Adversaire», d'«Un roman russe», de «D'autres vies que la mienne» jongle avec la fiction, et c'est très réussi. Limonov dans les fêtes chics de Manhattan données par les Liberman ? Limonov goûtant la nature dans l'Altaï ? «J'aimerais savoir faire ça, je ne sais pas.» Mais quand il interpelle son lecteur, sur le mode complice, en invoquant ouvertement le désir de ne pas nous décevoir avec une fin trop abrupte ou une répétition qui pourrait nous lasser, n'y a-t-il pas là démagogie légère, petite tentative de corruption ? De même, lorsqu'il se met en scène, adolescent mal à l'aise, fils de famille arrogant soucieux de faire des progrès, ses interventions tombent mal, à côté. Son implication dans le récit n'est pas nécessaire à l'évolution de l'intrigue comme elle l'était dans ses livres précédents. Chaque fois qu'il tente une comparaison entre le monde de Limonov et le sien, le nôtre, elle paraît approximative. En ce domaine, Limonov est plus fort, qui dit dans «Salade niçoise» : «Je me suis fait les dents durant la plus grande partie de ma vie sur la solitude — bête par miracle non domestiquée et toujours plus sauvage —, et c'est pourquoi je conserve, à fleur de peau, une vision sociale qui manie sans cérémonie l'analogie.» Brillant, intelligent, formidable roman d'aventures, «Limonov» n'en est pas moins, parions-le, dans l'œuvre d'Emmanuel Carrère, un livre de transition.

«Libération», 8 septembre 2011

Limonov : «L'opposition russe manque de courage»

International • Propos recueillis par Pierre-Laurent Mazars

Le politologue et ancien dissident Boris Kagarlitski le note assez justement : «Limonov, c'est un projet esthétique plus que politique.» L'écrivain fut tour à tour dandy punk, aventurier, fondateur du sulfureux Parti national-bolchevique. Le voilà héros du livre d'Emmanuel Carrère (Limonov, P.O.L), couronné par le prix Renaudot. Edouard Limonov n'en a pas moins décidé de se consacrer corps et âme à l'opposition à Vladimir Poutine. Il s'en explique.

— Vous venez d'annoncer que vous serez candidat à l'élection présidentielle en mars 2012. Qu'est-ce qui vous a poussé à cette décision?

— Je suis un kamikaze. Je cherche à créer des conflits entre le pouvoir et l'opposition. Dans un Etat policier, l'opposition n'a jamais la possibilité de se mesurer avec l'Etat. Mais il faut chercher le conflit. En Egypte, pendant plus de trente ans, qu'attendait-on des manifestations? C'était un pays bouillonnant mais tranquille. Dans un sens, la Russie est proche de l'Egypte. Nous sommes un pays où on ne peut pas changer les choses par le vote, car il y a trop de fraude et un système de mensonge total. Si Staline régnait par la violence du NKVD [ancêtre du KGB], Poutine, lui, règne avec la violence du mensonge.

— Comment pourrait se manifester le conflit que vous évoquez entre pouvoir et opposition?

— L'opposition n'est pas une force unifiée. Ce sont plusieurs groupes petits ou moyens, idéologiquement disparates, qui, dans un Etat policier, n'ont pas la possibilité de se développer. Il ne faut pas attendre. Il faut foncer avec les forces dont nous disposons. Ce qu'il manque, c'est du courage pour briser ce système d'obéissance.

— Pourquoi les leaders de l'opposition n'ont-ils pas ce courage?

— Je me suis allié il y a cinq ans avec Kasparov, Kassianov, Ryjkov*… Ils sont tous rejetés par le système, mais ce sont aussi des rejetons du système. L'idéologie des libéraux ne me gêne pas. Mais ils sont trop timides. Kasparov a été arrêté pendant quatre jours en novembre 2007. Quatre jours : c'est rien, merde… Depuis, on ne l'a plus vu dans les manifestations non autorisées et il a pratiquement disparu de la vie politique! Pareil pour Nemtsov*. C'est embêtant, car ils sont censés être des modèles pour les activistes et les militants. Ils manquent de courage physique. Ils se comportent comme des analystes ou des experts, pas comme des politiques. Ce sont des amateurs.

— Vous pensez avoir, vous, le profil pour dynamiter le système?

— Avec mon expérience de dix-huit années, depuis 1993, je suis plus politique qu'eux. J'ai mis en application quelques idées intéressantes, comme la Stratégie-31**, pour établir une tradition de résistance. C'est une stratégie de répétition des coups contre l'Etat. On peut voir que le pouvoir n'aime pas ça. Plus il est irrité, plus il nous envoie de policiers. Nous avons aussi annoncé, avec mes supporters, que nous allions manifester ce 4 décembre sur la place Triumfalnaïa. Mais nous n'avons pas reçu le soutien d'autres forces politiques. Les Kasparov, les Kassianov, iront manifester le 5 décembre au meeting autorisé par le pouvoir. Ce n'est pas de l'opposition, mais de la soumission.

— Vous dites que les manifestations du 31 irritent le pouvoir, mais elles attirent aussi très peu de monde. Ça ne vous embête pas?

— Ce n'est pas une raison pour ne pas continuer. Notre pays en est resté aux méthodes politiques de la Russie des tsars. Nous avons la lourde mémoire de la violence d'Etat. Il faut briser ça. Il faut dans le même temps faire l'éducation politique des citoyens et faire de la politique. Ça ne me gêne pas de ne réunir que quelques centaines de personnes. Ce n'est pas une indication de notre force. Les mécontents sont des millions. Ce n'était pas le cas il y a encore deux ans.

— Comment voyez-vous les mois qui viennent?

— Je pense qu'entre les législatives et la présidentielle, le pouvoir va essayer de nous "calmer" en nous faisant condamner lourdement. Tant pis. Il faut y aller, il faut parler aux citoyens par-dessus la tête des leaders. Tous les citoyens : libéraux, nationalistes, patriotes, socialistes, communistes. Car le système féodal des boyards politiques d'opposition, ça ne marche pas du tout.

— Qui a envie de se révolter aujourd'hui? Les jeunes, les classes moyennes, les fonctionnaires?

— Ceux qui sont mécontents du rôle social qu'ils doivent jouer. Vous avez vu comment Poutine a été hué sur le ring où il était monté pour féliciter le vainqueur d'un combat d'arts martiaux. Même pour les intellectuels de l'opposition, c'était une surprise. Mais c'est une conséquence évidente du mépris exprimé le 24 septembre, lorsque Medvedev a annoncé que son successeur au Kremlin serait Poutine. C'est la goutte qui a fait déborder le vase. C'était une erreur du pouvoir, et je pense que c'est un tournant.

— Vous pensez que le mécontentement va exploser?

— Une révolution classique est impossible : elle sera immédiatement écrasée. C'est pourquoi nous voulons développer la résistance civile.

— Vous êtes optimiste? Vous croyez que ça peut déboucher sur quelque chose?

— Je suis pragmatique. Je crois qu'il faut agir pour avoir un résultat. L'annonce du 24 septembre a produit une apathie générale dans l'opposition en Russie. On voit déjà Poutine régner douze ans. C'est une lâcheté morale! Pendant cinq ans, j'ai été un allié fidèle, je croyais que Kasparov pouvait devenir chef de toute l'opposition. Une opposition doit être incarnée. En Pologne c'était Lech Walesa, en Afrique du Sud Nelson Mandela, en Tchécoslovaquie Vaclav Havel. Je pensais que Kasparov pouvait devenir une telle figure symbolique. Beaucoup plus que les Kassianov, Ryjkov, Milov, tous les nobles de l'ancien régime. Mais après quatre jours d'arrestation, Kasparov a pratiquement disparu de la vie politique.

— Vous pourriez être ce Havel russe?

— Je suis un écrivain très populaire. Je suis un patriote. J'ai été dans tous les points chauds de notre histoire ces vingt dernières années. J'ai été à la Maison Blanche russe pendant les événements tragiques de fin septembre et début octobre 1993***. J'ai pris part à la guerre en Yougoslavie, du côté des Serbes, ce qui est très apprécié par l'électorat nationaliste. J'ai été en prison —pas parce que j'ai volé le business de quelqu'un, mais parce que j'étais accusé d'organiser des révoltes au Kazakhstan. Enfin, pendant cinq ans j'ai été l'allié des libéraux. Alors je ne suis peut-être pas le candidat universel pour le poste de leader de l'opposition, mais je suis acceptable par les différents groupes de notre société. Et c'est un regard très froid sur moi-même, il n'y a aucune folie des grandeurs là-dessous.

— En France, votre notoriété vient de monter en flèche avec le livre d'Emmanuel Carrère. Qu'est-ce que cela vous fait?

— Un plaisir malin... On m'a rejeté en France parce que j'étais un personnage politiquement incorrect. On a rejeté mes livres et mon talent. Alors c'est une revanche. Ce ne sont pas toujours des éloges, mais je lis les articles, je me vois sur les couvertures des journaux et, oui, ça me procure un plaisir malin.

— Et que pensez-vous du livre?

— Je vois ce livre comme une légende, un mythe pour les Français. Je n'étais pas parvenu à créer un mythe en France avec mes propres livres, Emmanuel Carrère a réussi. Je lui en suis reconnaissant, car j'ai toujours pensé que j'étais digne d'être un mythe.

«Le Journal du Dimanche», 3 décembre 2011


* Garry Kasparov, ancien champion du monde d'échecs, Mikhaïl Kassianov, ex-Premier ministre, l'indépendant Vladimir Ryjkov et Boris Nemtsov, ex-vice-Premier ministre, sont quatre figures de l'opposition libérale.

** Depuis juillet 2009, le dernier jour des mois qui en comptent 31, des protestataires se rassemblent pour demander le respect de la liberté de réunion, garantie par l'article 31 de la Constitution.

*** Siège du parlement de la Fédération de Russie, assiégé lors de la crise constitutionnelle qui avait opposé le Congrès des députés du peuple au président Boris Eltsine.

Limonov, un «kamikaze» contre Poutine

International • Pierre-Laurent Mazars

Il ne croit plus à la révolution, et chante désormais les vertus de la «résistance civile». Le romanesque Édouard Limonov, écrivain, dandy punk, aventurier et tout récent héros d'une biographie couronnée par le prix Renaudot*, se vit désormais en «kamikaze» de l'opposition à Poutine. Il devait manifester dimanche, jour d'un vote auquel il ne croit pas, et s'attend — «comme d'habitude» — à être arrêté avec ses partisans.

Il reçoit tout de noir vêtu, dans un appartement aux murs blancs et aux meubles rares, dans le sud de Moscou. Limonov dit naviguer entre plusieurs domiciles, à la fois par goût, par commodité et pour ne pas faciliter la surveillance policière dont il est l'objet. Le sulfureux leader du Parti national-bolchevique — aujourd'hui interdit — résume ainsi son occupation du moment : «Créer des conflits entre le pouvoir et l'opposition.»

Pour cela, il manifeste, le dernier jour de chaque mois qui en compte 31, afin de demander le respect de la liberté de rassemblement, garantie par l'article 31 de la Constitution. Il a baptisé ces happenings la Stratégie-31. Les participants sont généralement peu nombreux et se font au final embarquer par la police, mais le tout est de faire parler et de s'inscrire dans la durée.

C'est aussi pour cela, tout en soignant son ego, que l'auteur du «Journal d'un raté» vient d'annoncer qu'il se présenterait à l'élection présidentielle russe de mars 2012. Il renoncera au passage à la nationalité française acquise lors de son exil à Paris dans les années 1980. Et jouera en solo après avoir, pendant cinq ans, tenté l'alliance avec les principaux leaders libéraux , dont Garry Kasparov.

Kasparov «manque de courage physique»

Celui-ci l'a beaucoup déçu : «Kasparov a été arrêté pendant quatre jours en novembre 2007. Depuis, il a pratiquement disparu de la vie politique!» Limonov, qui voyait bien l'ancien champion d'échecs devenir le Lech Walesa russe, se désole d'un tel «manque de courage physique». Lui est toujours prêt à payer de sa personne. Le voilà prêt à se transmuter en un nouveau Vaclav Havel.

«Je suis un écrivain très populaire, énumère Limonov. Je suis un patriote. J'ai été dans tous les points chauds de notre histoire ces vingt dernières années. J'ai pris part à la guerre en Yougoslavie, du côté des Serbes, ce qui est très apprécié par l'électorat nationaliste. J'ai été en prison. Enfin, pendant cinq ans j'ai été l'allié des libéraux. Alors je ne suis peut-être pas le candidat universel pour le poste de leader de l'opposition, mais je suis acceptable par les différents groupes de notre société.»

En attendant de lancer sa campagne de Russie , Édouard Limonov dit prendre «un plaisir malin» à savourer le succès du livre que lui a consacré Emmanuel Carrère. «Une revanche» sur tous ceux qui, en France, l'avaient «rejeté car politiquement incorrect». Cette nouvelle gloire le conforte dans sa conviction : «J'ai toujours pensé que j'étais digne d'être un mythe.»

* «Limonov», par Emmanuel Carrère, «P.O.L.»

«Le Journal du Dimanche», 3 décembre 2011

Emmanuel Carrère:
«Nous sommes prisonniers de notre petite personne»

propos recueillis par Michel Eltchaninoff

De «La Moustache» à «Limonov», le romancier Emmanuel Carrère incarne un trait insistant de l’époque : notre attirance vers des vies très différentes de la nôtre. Au risque, affirme l’auteur de «D’autres vies que la mienne», de flirter avec la folie.

— Du menteur pathologique de L’Adversaire à l’aventurier Limonov, votre œuvre est hantée par la tentation des vies multiples. Pourquoi cette idée vous attire-t-elle ?

— Ce n’est pas une simple curiosité, c’est une pulsion. L’un des moteurs profonds de tout romancier est de se représenter ce que serait la vie d’autrui, ou bien la sienne si elle avait pris un autre tour. Dans mon cas, c’est parti d’un grand sentiment d’insatisfaction devant ma propre existence, que je trouvais trop conditionnée. Le pire était que toutes mes tentatives pour me singulariser tombaient à plat. Si je m’intéressais à quelque chose d’un peu particulier, je pouvais être certain de découvrir le lendemain dans le journal qu’il s’agissait justement d’une tendance à la mode ! Nous sommes terriblement prisonniers de notre pauvre petite personnalité univoque, cantonnée dans ses façons de réagir et de raisonner. Cette pulsion d’affranchissement par rapport à l’étroitesse de nos existences est universelle. Je l’ai racontée dès mes premiers romans. « Hors d’atteinte », paru en 1988, est l’histoire d’une professeure de lycée qui, quoi qu’elle fasse pour affirmer sa personnalité, se retrouve toujours pile au centre de sa case socioculturelle. Elle pénètre un jour dans un casino et la roulette devient un remède à la banalité de sa vie. Elle s’en remet à elle pour toutes sortes de décisions, même si elles vont à l’encontre de son intérêt. Elle donne corps à ces pulsions en se confiant au hasard. Elle accède ainsi à une autre vie, à un ailleurs, sans aucune représentation préalable. Cette idée me hante toujours. Tenez, au moment même où vous me sollicitiez pour un entretien, j’étais en train de lire un roman sur un thème proche. Il s’agit de « L’Homme-dé » [L’Olivier, 1995], un drôle d’objet littéraire et conceptuel, écrit sous le pseudonyme de Luke Rinehart. Dans ce livre culte des années 1970, le héros s’en remet totalement au hasard, en l’occurrence aux dés, pour diriger sa vie. Il propose le modèle radical d’une vie dans laquelle on tenterait de tout déployer, de tout actualiser, d’être à la fois une ordure et un type formidable… Donner à une instance extérieure le pouvoir de devenir tous les autres qu’on abrite est une expérience fascinante — mais qui rend fou le protagoniste à très brève échéance. On a en effet la tentation d’aller toujours un peu plus loin, et la question du meurtre fait assez rapidement partie des combinaisons possibles. Quelle idée romanesque géniale !

— Y a-t-il des moyens plus pacifiques de vivre plusieurs vies en une ?

— Oui, par exemple l’uchronie, sur laquelle j’ai écrit un livre, « Le Détroit de Behring. Introduction à l’uchronie » [P.O.L, 1986]. Il s’agit d’imaginer l’histoire en explorant d’autres voies possibles. On applique d’habitude cette notion à l’histoire collective — que se serait-il passé si Hitler avait connu le succès dans sa carrière de peintre ? —, mais cela s’applique très bien à l’histoire privée. Il est troublant que ce mot ait été forgé tardivement, à la fin du XIXe siècle, sur le modèle de celui d’utopie. Or, tandis que l’utopie a accédé à la dignité de genre littéraire, d’objet d’études, le concept d’uchronie n’a jamais vraiment pris. Il n’est pas très connu. Il y a un réflexe intuitif de prudence qui joue ici un rôle de frein : cela ne sert à rien, c’est même plutôt mauvais, vain, de vouloir, « avec des si, mettre Paris en bouteille ». Et pourtant la propension à édifier en esprit des cités idéales est beaucoup moins répandue que celle qui consiste à imaginer : « ah ! si je m’y étais pris autrement ». Nous passons notre temps à le faire dans la vie courante. Nous vivons sans cesse d’autres vies que la nôtre. J’ai été un grand lecteur de science-fiction. Ce genre montre qu’il existe une infinité d’univers parallèles au nôtre — par exemple, celui où vous seriez arrivé cinq minutes plus tard et dans lequel notre entretien aurait pris un tour tout différent. Cette idée des mondes possibles est extrêmement séduisante. Mais elle demeure trop abstraite pour qu’on en ait un grand usage dans l’expérience quotidienne.

— Est-ce pour cette raison que vous mettez en place des protocoles expérimentaux — écrire à Jean-Claude Romand qui vous a inspiré « L’Adversaire », s’immerger dans la Russie profonde, publier une nouvelle érotique dans un journal ?

— Effectivement, je fais des livres ou des films avec le désir sous-entendu que cela change quelque chose dans ma vie… Écrire une pure fiction ne me satisfait plus. Du coup, plus ou moins consciemment, je mets en place des dispositifs qui produisent des effets dans la réalité. Je suis, par exemple, parti à Kotelnitch, une bourgade située à 800 kilomètres de Moscou, pour un reportage sur un prisonnier de guerre hongrois qui avait passé plusieurs décennies, oublié de tous, dans un hôpital de la ville. J’y suis retourné, avec la même équipe de tournage, pour filmer l’effet que ferait le séjour d’un groupe de Français dans un trou perdu de Russie… Enfin, quand j’ai su qu’Ania, une jeune femme que nous avions rencontrée lors de notre premier séjour, puis revue, avait été assassinée à coups de hache avec son enfant, j’y suis retourné une troisième fois… On ne sort pas forcément indemne de ce type de dispositifs. Lorsque j’ai réalisé le documentaire « Retour à Kotelnitch », je me suis posé la question : devons-nous faire comme si nous n’étions pas là ? Ou devons-nous considérer que notre présence fait partie du sujet ? Dans ses carnets de travail des « Mémoires d’Hadrien », Marguerite Yourcenar explique tous les efforts qu’elle a déployés pour supprimer « l’ombre portée », pour gommer complètement tout ce qui émane de son regard contemporain, pour tout ramener à une réalité immuable. Le passage où elle dit ça est très beau, mais je n’y crois pas. Je pense qu’on ne peut pas supprimer l’ombre portée et qu’il vaut mieux la mettre en scène. J’ai pris ce parti, qui est celui de la modernité, de ne pas m’abstraire de ce que je représente.

— Pourtant, dans « Limonov », vous vous effacez devant le destin de votre héros…

— Pas complètement. Lorsque j’ai connu Limonov, à Paris, il y a vingt ou trente ans, j’étais admiratif et même assez jaloux de ce punk bagarreur et narcissique qui faisait l’éloge de Staline et traitait Soljenitsyne de vieux con. Il avait grandi en voyou dans une ville industrielle ukrainienne, avait passé plusieurs années clochardesques et drolatiques à New York, avant de débarquer à Paris dans la bande de Jean-Edern Hallier. Je me disais: « C’est ça vivre, et moi je n’ai pas les couilles, l’étoffe, pour ça. Je suis un petit-bourgeois, protégé, soucieux de son confort. » Je suis désormais un peu plus tranquille, mais j’admire encore cet aspect de son existence. Honnêtement, il est gonflé. Puisqu’il a décidé de vivre une vie d’aventurier dont l’une des définitions est de vivre beaucoup de vies, il y va. Il sait s’adapter à toutes les situations, résister à toutes les épreuves, bien supporter la prison, accepter de repartir de zéro. Certes, il a beaucoup de mauvais côtés. Il était violemment pro-serbe durant la guerre en ex-Yougoslavie, il a fondé le parti extrémiste national-bolchevique. Je n’ai pas caché mes réticences à son endroit dans le roman. Mais, dans cette recette, il fallait du soufre. Il serait difficile d’écrire une telle histoire sur des personnes travaillant dans des ONG respectables. Reste que traverser les univers les plus variés et parvenir à s’y adapter, avoir plusieurs incarnations et être capable d’en subir toutes les conséquences, ceci mérite le respect. La vie de quelqu’un comme Limonov est exemplaire de ce point de vue. Nous sommes typiquement dans le cas de quelqu’un pour qui la mesure de l’accomplissement d’une vie est la variété et l’amplitude des expériences. Plus tu as vécu de vies différentes en étant passé par les univers les plus variés, plus tu as réussi ta vie, semble-t-il nous dire.

— Selon toute une tradition stoïcienne et religieuse, ce qui est digne de respect, c’est, au contraire, conserver son intégrité malgré les tempêtes de l’existence, et non se disperser à tous les vents…

— Avec le temps, cette espèce d’idéal stoïcien est devenu le mien. Je m’accommode mieux de ma propre vie. Je ne suis plus travaillé par le remords ou l’aspiration à être autre chose que moi. Mais Limonov, lui, vous répondrait qu’une forme de fidélité à soi peut parfaitement s’accompagner d’expériences très variées et d’une vie de roman picaresque. « J’ai toujours été le même, semble-t-il nous dire : un petit prolo de Kharkov qui essaie d’être quelqu’un. » Et ce n’est pas faux non plus. La force que je reconnais à Limonov est qu’il a traversé les univers les plus différents tout en gardant un socle de personnalité suffisamment solide pour rester le même. Ne sommes-nous pas aussi sur Terre pour en savoir le maximum ? Ceci demande du courage et je respecte ce choix de vie. Finalement, nous avons tous un peu envie de vivre comme lui.

— Le risque de se perdre soi-même est tout de même bien réel…

— Oui, vivre plusieurs vies en une est très dangereux. C’est aussi pour cela que je me mets en scène systématiquement dans mes livres. Il me semble indispensable d’occuper pleinement sa place pour qu’une relation véritable avec autrui soit possible. Je ne crois pas à l’idée de se mettre à la place d’autrui. C’est non seulement une fiction, mais un mauvais but. C’est à la fois plus honnête à l’égard du lecteur et plus sain pour moi d’être absolument présent dans mon livre, comme je le suis dans ma vie. Je me rappelle une phrase de Levinas, que j’avais notée comme un mantra, et qui disait : « le plus court chemin vers soi passe par l’autre ». Je la partage totalement, mais je me suis rendu compte en la recopiant qu’elle pouvait tout à fait être retournée : le plus court chemin vers l’autre passe par soi. Je crois profondément qu’il ne faut pas se perdre dans l’autre. Il est indispensable qu’un mouvement vers l’autre existe. Mais il ne doit pas être désamarré de soi, sinon on se perd. Or on risque une dissolution du moi quand on est un caméléon.

— Avez-vous mis en danger votre propre intégrité à force d’entrer dans l’esprit d’autrui ?

— J’ai un grand besoin de contrôle et je prends somme toute des risques assez calculés. Mais s’intéresser à quelqu’un comme Jean-Claude Romand, qui a massacré sa famille après s’être inventé une identité de grand fonctionnaire de l’Organisation mondiale de la santé, n’était pas dénué de risques. Il ne s’agit pas ici de risques réels. À sa sortie de prison, en 2015, je doute que Jean-Claude Romand vienne me faire du mal. Mais écrire un livre sur lui m’a plongé dans un état psychiquement dangereux. On ne peut passer sept ans de sa vie avec une telle personne dans son champ de vision sans en payer le prix. Côtoyer un tel abîme psychique, moral, spirituel, est dangereux. Mais j’ai dû aller au bout.

— Avec « D’autres vies que la mienne », vous semblez avoir découvert la face éthique positive du fantasme de vivre plusieurs vies en une.

— Dans « Un roman russe », je me suis délivré d’un poids névrotique très lourd, lié à des secrets de famille. J’ai rompu le lourd silence familial qui régnait autour de mon grand-père : ce dernier avait collaboré durant la Seconde Guerre mondiale puis avait disparu. Après cette purge, j’ai eu l’impression d’avoir accès à quelque chose qui m’était interdit auparavant. Freud dit que la psychanalyse aide à passer du malheur névrotique au malheur ordinaire. « D’autres vies que la mienne » porte entièrement sur ce type de malheur. Nous savons qu’à tout moment nous pouvons perdre un enfant dans un accident, et rien ne peut nous prémunir contre ça. Les malheurs dont il est question dans ce livre m’ont été totalement épargnés. Dans le tsunami, je n’ai pas perdu une paire de chaussettes. Le malheur privé du deuil, de la maladie, de la pauvreté, m’a été, à ce jour, épargné. Au contraire de moi, les personnages que j’évoque dans le livre, et qui font l’expérience du malheur ordinaire, vivent leur propre vie sans aucune insatisfaction à son égard. Ils remplissent leur place sur terre là où ils sont. Mais c’est parce que nous sommes si différents qu’établir un pont entre eux et moi est une tâche essentielle. Je le fais à travers la littérature, mais ce commerce avec mon prochain peut revêtir de très nombreuses formes. Mon travail et ma disposition sont de donner une forme écrite à ce commerce-là. Je résumerais donc ainsi mon travail en littérature : je tente de créer des dispositifs qui font qu’on va vivre quelque chose qu’on n’aurait pas vécu autrement, qui vous amènent à sortir de chez vous et à aller vers une altérité, tout en participant à la construction de votre moi. C’est aller vers une potentialité de soi et essayer de voir ce qui me sépare et ce que j’ai en commun avec eux.

«Philosophie magazine», №75, Décembre 2013 — Janvier 2014

Édouard Limonov : mort d'un dissident et d'un écrivain

Hommage • Pascal Eysseric

L'écrivain et dissident Édouard Limonov est mort aujourd'hui, à l'âge de 77 ans, a annoncé le romancier et député russe Serguei Chargounov sur le site d'opposition russe mediazona, une information confirmée par un bref communiqué du parti politique Drugaya Rossiya (L'autre Russie), fondé le 10 juillet 2010 par Édouard Limonov, après l'interdiction du Parti national-bolchévique, en 2006. «Aujourd'hui, 17 mars, est mort à Moscou Edouard Limonov. Tous les détails seront transmis demain», a expliqué le parti, dans un message publié sur son site Internet.

[Édouard Veniaminovitch Savenko, dit Édouard Limonov était né le 22 février 1943, à Dzerjinsk, en URSS. Journaliste, nous l'avions découvert, il y a une trentaine d'années, à travers ses prodigieux reportages punks dans feu «L'Idiot international» de Jean-Edern Hallier. Puis il était rentré en Russie. Faire un coup d'État, qu'il a raté. Des coups d'éclats, qu'il a réussi. Limonov a tout connu. La prison et les grands livres. Vieux compagnon de route d'Éléments, l'écrivain russe était venu saluer la rédaction lors de son dernier séjour parisien, en juin 2019, à l'occasion d'un reportage sur les Gilets Jaunes. Limonov était venu à Paris pour les rencontrer, voir, s'informer directement auprès d'eux. « Il y a chez eux un mélange «gauche-droite» qui me plait », nous avait-il confié dans sa dernière interview, publié en septembre 2019, que nous publions ci-après. (www.revue-elements.com, 17 mars 2020)]

— Qu'est-ce que Poutine vous a fait pour le détester autant ? N'a-t-il pas accompli plus que ne pouvait espérer l'auteur du « Manifeste du nationalisme russe » ? Ne vous aurait-il pas volé votre rêve : la restauration de la puissance russe ?

— Pour son premier mandat en 1999, Vladimir Poutine était un politicien libéral somme toute classique, comme nous en avons eu beaucoup trop, qui s'entourait de playboys libéraux comme Berlusconi ou votre président Sarkozy. J'avais donc tout lieu d'être contre lui. Et non, il n'a pas volé mon rêve puisque encore aujourd'hui notre système social et économique demeure toujours profondément libéral. Poutine devra trancher cette contradiction. Aujourd'hui, la Russie est un pays plus inégalitaire que l'Inde ! 1 % de la population russe possède plus de 60 % de la richesse nationale. Aux États-Unis, une société qui n'est pas spécialement égalitaire, les 1 % les plus riches possèdent seulement 35 % de la richesse nationale. Alors c'est vrai, le parti national-bolchevik défendait l'idée d'une société moins inégalitaire. Cela dit, Poutine a changé. Il a vieilli. Il est devenu plus sage, plus sérieux. Il y a eu manifestement un tournant après le passage de Dimitri Medvedev à la présidence. Je ne déteste pas Poutine. Mon regard sur lui a évolué. Comme chef d'État, il est mieux que Boris Eltsine. Mais il reste le chef d'un État bourgeois où les oligarques ont tous les droits et les citoyens très peu. Il faut néanmoins reconnaître que, dans l'actuelle guerre froide contre l'Occident, il a tenu des positions patriotiques.

— On a l'impression que votre regard sur l'Union soviétique a changé. Avant la chute du régime, vous ne lui ménagiez pas vos critiques, mais il en a été différemment lorsqu'il s'est effondré : vous avez commencé à en regretter certains aspects et à faire montre d'une certaine nostalgie. Est-ce votre opinion qui a évolué ou faut-il y voir plutôt une manière de rester fidèle à votre statut d'opposant à tous les régimes ?

— Je suis beaucoup moins nostalgique que n'importe quel autre leader politique russe ! Je ne me suis jamais attardé sur des figures comme Staline, pour m'en tenir à lui. Je n'ai jamais pensé le modèle soviétique en termes de modèle. Non vraiment, je ne suis pas nostalgique, j'ai l'âme trop pratique. Je pense à l'avenir plutôt.

— Êtes-vous un chef de parti ou un chef d'école littéraire ?

— Je me considère hélas comme un politicien raté ! J'ai rappelé à mon pays quelques idées importantes, comme le patriotisme, à une époque où le pouvoir était complètement sous la coupe des libéraux.

— Auriez-vous préféré réussir un coup d'État plutôt que vos livres ?

— Réussir un coup d'état certainement. J'ai été forcé de me cacher derrière mes livres.

— Physiquement, on vous a souvent comparé à Trotski. Quel regard portez-vous sur ce personnage qui a, lui, réussi son coup d'État ?

— Trotski est un personnage important de la Révolution russe, peut-être plus important que Lénine, tacticien génial, fondateur de l'Armée rouge. Malaparte avait raison de dire qu'il avait le génie du coup d'État. Mais ces comparaisons avec les personnages du passé sont très approximatives et ne révèlent finalement rien de moi. C'est une mode depuis le roman d'Emmanuel Carrère : un jour je suis un Jack London russe, puis le lendemain une sorte de « Barry Lindon soviétique ». Finalement, cela ne veut rien dire.

— Qu'est devenu le parti national-bolchevik ? Pourquoi la rupture avec Alexandre Douguine ? Est-ce parce que vous ne partagiez pas son grand rêve eurasien ? À vrai dire, pour nous, lecteurs des auteurs de la galaxie national-bolchevik, c'est assez mystérieux. On vous imagine cent fois plus proches de Zakhar Prilepine et d'Alexandre Douguine ; or, c'est Garry Kasparov, un libéral, que vous avez suivi, certes qu'un temps. Pourquoi ?

— Primo, Kasparov est un con et un lâche. Deuxio, les raisons de ma rupture avec Alexandre Douguine n'ont aucune importance à mon avis. C'est un penseur estimable, mais pas un animateur de parti politique. Pour le reste, je ne m'intéresse pas aux mythologies d'origine. C'est certainement intéressant dans le monde des idées, mais, politiquement parlant, l'idée eurasienne n'est pas plus défendable que le panslavisme par exemple. L'eurasisme était un rêve de quelques politiciens et savants exaltés, qui avaient échoué à Prague.

— Quels souvenirs gardez-vous de votre séjour parisien dans les années 1990 ?

— Principalement, les réunions de rédaction de L'Idiot international place des Vosges, dans le grand appartement de Jean-Edern Hallier. Pour la première fois en France, des écrivains de gauche côtoyaient des écrivains de droite. J'y ai rencontré pour la première fois Alain de Benoist d'ailleurs…

Je me souviens d'un jour, alors que l'on attendait Jean-Marie Le Pen, le patron du FN, et Henri Krasucki, celui de la CGT, Philippe Sollers s'était mis au piano pour jouer L'Internationale. Curieux, non ? La France de cette époque-là n'avait pas l'habitude d'avoir une telle salade « rouge-brun » dans la même assiette.

— Depuis la mort de Jean-Edern Hallier, y a-t-il encore quelque chose à faire en France ?

— Ah Jean-Edern, il me manque ! Il n'était pas courageux, un peu faible, toujours la tête ailleurs, mais il me manque. Bien sûr, il y a toujours quelque chose à attendre du peuple français, les Gilets jaunes par exemple. Ils représentent un espoir, un exemple aussi pour nous, Russes. Je suis venu à Paris pour les rencontrer, voir, m'informer directement sur place. Il y a chez eux un mélange « droite-gauche » qui me plaît, un peu comme dans le parti national-bolchevik que nous avions créé en 1992, avec Alexandre Douguine. Nous étions en avance. Aujourd'hui, la France nous rattrape.

— Comment voyez-vous « le grand hospice occidental » ? Plus que jamais comme une maison de retraite, un club de vacances et de vacanciers, un tombeau ?

— Curieusement, j'étais plus pessimiste à l'époque pour l'Europe de l'Ouest qu'aujourd'hui. Je pensais l'Europe perdue. J'ai traversé tout Paris avec la foule énorme des Gilets jaunes, cela m'a rappelé les grandes manifestations de Moscou dans les années 1980. J'ai été impressionné par la foule. J'ai suivi chaque acte des Gilets jaunes et j'en rendais compte le dimanche dans les journaux et sur les sites russes.

— Vous étiez à l'époque aussi proche de l'écrivain Patrick Besson…

— Beaucoup de talent, mais toujours un peu timide politiquement. Il est devenu une sorte d'écrivain bourgeois, non ? Grand et gros avec des pensées bourgeoises qui vont avec. Il a toujours pensé en termes de réussite bourgeoise, trop sarcastique et ironique pour avoir la tête politique. Un jour, il est venu à Moscou pour un article. Il n'était préoccupé que par des détails inutiles de la vie et les yeux de sa traductrice. Typiquement bourgeois. Comme ses réactions. Il pensait que la politique était pour moi une occupation « à côté », « pas sérieuse ». Attends Besson, nous avons eu dix-sept morts ! J'ai été condamné à quatre ans de prison. Et tu me dis que ce n'est pas sérieux, la politique ! Chaque année, je vais au cimetière pour mes camarades.

— Où vous situez-vous politiquement ? Le rouge et le brun restent-ils vos couleurs fétiches ?

— Je reste toujours un radical. Je dis toujours à mes amis qu'il faut être plus radical maintenant qu'il y a vingt ans. Je les préviens même : « Vos enfants seront pires que vous ! » D'ailleurs, c'est un calvaire pour les arracher de leur ordinateur !

— L'action violente reste-t-elle toujours à l'ordre du jour ? Continuez-vous de lire des chapitres de L'agression du biologiste Prix Nobel Konrad Lorenz, en célébrant la force brute, l'élan vital et l'énergie ? Les barbares ? La Horde d'or ?

— La violence est plus que jamais nécessaire. L'agression est politique.

«Éléments», n°179, Août-Septembre 2019

Disparition. Limonov, fin de vies

par Lucien Jacques

L'écrivain russe est mort ce mardi à Moscou, à l'âge de 77 ans. Tombé dans l'oubli depuis le début des années 2000, son ancienne gloire a été ravivée en France par le roman «Limonov» d'Emmanuel Carrère, paru en 2011.

«Quand je mourrai, ce sera un deuil national», déclarait Edouard Limonov en août 2018, dans une longue interview accordée au youtubeur russe Youri Doud. Le voilà mort, ce mardi à Moscou, à l'âge de 77 ans, sans l'ombre d'un deuil. Cela faisait presque dix ans que l'on n'entendait plus vraiment parler de lui.

Ainsi s'achève, étouffée par le fracas du coronavirus, la dernière vie de Limonov, qui en connut plusieurs. Voyou de bas étage à Kharkov, en Ukraine, où il naît en 1943, puis poète dissident moscovite, bientôt expulsé d'URSS, clochard aux Etats-Unis et domestique d'un milliardaire entre 1974 et 1980. Il s'établit en France dans les années 80 et devient une coqueluche des milieux littéraires branchés. De chaque épisode de sa vie mouvementée, il a tiré plusieurs livres, qui séduisent par leur romantisme grinçant, un romantisme de l'échec et de l'amertume, de la colère et du nihilisme, qui se fantasme en nazi tueur de Juifs dans Paris occupé et rêve d'une révolution sanglante, d'un déchaînement de violence qui jetterait tout à bas. Le petit salaud (1986) raconte son enfance de petite frappe à Kharkov. Le poète russe préfère les grands nègres (1979) et Journal d'un raté (1982) sont une chronique de ses mésaventures new-yorkaises.

Limonov provoque, il amuse, il est à la mode. Il contribue à la fois à l'Humanité et à des journaux d'extrême droite. C'est d'ailleurs lui qui invente le terme de «rouge-brun». Il devient infréquentable. Il s'en moque. Rentré en Russie après l'effondrement de l'URSS, il y crée en 1993 un «Parti national-bolchévique», dont l'étendard représente une faucille et un marteau noirs sur fond de cercle blanc au milieu d'un drapeau rouge. On le retrouve, pendant la guerre de Yougoslavie, faisant le coup de feu aux côtés des nationalistes serbes. En 1999, il organise une tentative de sécession de la Crimée depuis l'Ukraine avec comme objectif de la rattacher à la Russie. En 2001, il est arrêté au Kazakhstan pour «tentative de coup d'Etat» et condamné à quatorze ans de prison. Il n'en purgera que deux.

«Ere de la littérature soviétique»

A partir des années 2000, Limonov tombe peu à peu dans l'oubli. La Russie se lasse de lui, de ses provocations et de ses excès. Il évoque trop les années 90, que beaucoup, à Moscou, préféreraient oublier. Les années 2010 seront celles des derniers soubresauts, alors qu'en France, le roman «Limonov» (2011) d'Emmanuel Carrère lui rend une partie de son ancienne gloire. Le voici ardent opposant au Kremlin, allié à l'opposition libérale, avec laquelle il participe aux grandes manifestations anti-Poutine de l'hiver 2011–2012. En 2012, il annonce son intention de présenter sa candidature à l'élection présidentielle contre Vladimir Poutine et voit sa candidature invalidée. Depuis, plus grand-chose. La guerre en Ukraine et l'annexion de la Crimée en 2014 ont réconcilié les ultranationalistes avec le Kremlin. Plus personne ne s'intéresse à lui.

«C'était l'un des derniers écrivains de l'époque soviétique,

a réagi l'écrivain russe Sergueï Loukianenko,

qui avait connu l'émigration, la lutte contre le pouvoir soviétique, puis le combat politique en Russie. Avec sa mort, c'est l'ère de la littérature soviétique qui se referme définitivement.»

«Libération», 17 mars 2020

Déjà un mois, depuis la mort d'Édouard Limonov, l'antinécrologie !…

Thierry Marignac

Édouard Limonov

Au « bunker » du NBP, dans les années 90, Danil Doubschine à droite de Limonov.

Antinécrologie

« Quelle époque ce fut, enfer ou paradis, quand Elena m'a quitté en février 1976. Ô Seigneur comme je suis heureux d'avoir vécu un pareil moment et ce terrible malheur…

Époque d'un cœur dépouillé! L'air était étrange, brûlait comme l'alcool avec des monstres qui rugissaient alentour et un complot général de la nature contre moi, le ciel qui vomissait du feu et la terre qui m'attendait béante et palpitante.

Combien d'observations invraisemblables, combien d'expériences cauchemardesques ! NewYork, dans la bise de l'hiver, était parcourue de tigres aux canines comme des sabres et d'autres fauves de l'époque glaciaire, les cieux déchirés craquaient, et moi, chaud; humide et menu, je bondissais pour échapper aux dents, aux ventres et aux griffes. Une petite boule saignante. Et de toutes parts retentissaient, tels des coups de tonnerre, les mots terribles du philosophe bossu: « Le plus malheureux, c'est le plus heureux!… Le plus heureux ! » Mais je ne comprenais pas alors.

Et maintenant que je voudrais connaître le même état, impossible, impossible hélas. Une telle vision n'est permise que dans un épouvantable malheur, une seule fois, et un tel état n'avoisine que la mort ».

Journal d'un raté, Albin Michel, 1982.

La peste soit des « comémmorateurs », louche franc-maçonnerie de sous-développés du bulbe, chez qui l'oraison funèbre est le fruit naturel de la médiocrité. Le charognard déforme quelques grandes lignes dans le sens qui l'arrange avec sa tronche de circonstance et son brassard de crétin au cimetière. Trois formules ronflantes et puis s'en vont.

On a pu assister récemment à cette sarabande des hyènes autour du cadavre de mon ami Limonov. Un certain nombre des ténors de l'histrionisme solennel entonnant le cantique des tartuffes le dénigraient quand il était vivant, car c'est ainsi qu'on écrit l'Histoire dans les égouts de la politique.

Ce n'est après tout que le pendant de la médiocrité de gauche, qui le cloua au pilori après l'avoir adulé, ne lui accordant la rédemption qu'à la suite d'une biographie mauvaise copie des écrits d'Édouard lui-même. Celle-ci était de surcroît farcie d'erreurs, parce que le grand bourgeois misérable tas de complexes au vide sidérant — ne sait même pas copier correctement. Quelle importance, sa crasseuse impuissance d'exhibitionniste lui vaut d'entrée les suffrages plébiscitaires de la presse serpillière dont il vient. Lors d'un échange récent sur l'abyssal manque de contenu et d'intérêt d'une interview publiée par une revue de la « mouvance », après son passage à Paris «Gilets Jaunes », Édouard, rebondissant sur son biographe, me confiait, avec la simplicité déconcertante qui était sa marque de fabrique : « Thierry, je sais qu'il a eu du succès parce que c'est un bourgeois ».

Ce déprimant tour d'horizon expédié, passons à un tableau vivant, le seul qui importe puisqu'il est la transmission.

De même que pour Dominique de Roux les flonflons d'Empire et les échos de western dans la jungle ont par exemple éclipsé le vif intérêt qu'il portait à la Beat-Generation — Ginsberg, Burroughs, Rechy et même le Français Pélieu — petit détail lourd de sens puisqu'il marquait non seulement l'originalité d'un esprit curieux de tout mais le trait d'union visionnaire entre Céline et Ezra Pound… de même le rôle d'Édouard Limonov dans la construction d'une culture moderne en Fédération Russe, son rôle majeur, est à peu près passé sous silence au profit des ordres du jour des uns et des autres et des détails rabâchés de sa biographie hors-normes. À la suite de son œuvre foisonnante où l'on rencontrait tant Joey Ramone ( chanteur du groupe punk « The Ramones ») que Iossip Brodski (prix Nobel de poésie 1987), Lili Brik ou Andy Warhol, son journal « Limonka » fut le pipe-line majeur de la culture underground sur les ruines d'une URSS, claquemurée pendant 70 ans, à l'écart de tout. Il le fut de deux façons : par la diversité des thèmes abordés, des seigneurs de la guerre somaliens (« Black Hawk Down ») au rock des « Dead Kennedys » ou de Marylin Manson, en passant par les errances dans la steppe du poète Khlebnikov, que les communistes avait glissé sous le tapis ; il le fut aussi parce que les jeunes talents s'engouffrèrent dans l'appel d'air, et que la porte de « Limonka » était ouverte à une génération en rupture dans la boucherie marchande de la Russie des années 1990. Skin-heads ou punks, pro-soviet ou Musulmans opposés à la corruption Eltsine, chacun pouvait s'y exprimer. Le spectacle du « bunker » de la rue Frouzenskaïa, un sous-sol entièrement reconstruit par les natsbols, était éloquent : on y croisait Egor Lietov, légende du punk-rock sibérien (chanteur du groupe « Défense civile »), les anarchistes Tvetskov et Kostenko, le culturiste Danil Doubschine dont l'idole était Schwarzzeneger, l'officier russe Viktor Pestov, l'artiste débutant Cyrille Okhakine… et pas mal de jolies filles, comme la sensationnelle blonde Elena Bourova, dite « le sex-symbol du NBP ». À l'époque, le garde du corps d'Édouard, un malabar massif et rigolard, était un certain Kost, ancien champion de jiu-jitsu d'Ukraine. Il devait disparaître dans des circonstances tragiques, jamais élucidées. Je compte la chance qui m'a été donnée de passer au « bunker » à plusieurs reprises en 1999, comme une des expériences les plus curieuses de mon existence vagabonde. Plus que tout, le NBP et son journal étaient une formidable école. En témoignent nombre d'écrivains aujourd'hui reconnus comme Chargounov, député communiste à la Douma et une pléthore de musiciens, artistes, cinéastes ou producteurs… le show-biz à Moscou n'aurait pas la même gueule sans les natsbols !…

Mon ami l'artiste contemporain Andreï Molodkine, ancien chauffeur de convois de fusées nucléaires pendant son service militaire en 1987, spécialiste de la provocation politique comme esthétique, m'a téléphoné, il y a quelques jours. Après m'avoir raconté comment il avait organisé et mené comme une opération militaire à Paris la récupération de femme et enfants, deux heures avant le confinement et le bouclage des routes pour les emmener en bagnole dans son soviet d'art moderne dans les Pyrénées, il m'a confié : « Tu sais, j'avais fait la une de « Limonka » en 2000 avec des photos d'un projet intitulé « Collapse Government » !… ». Je l'ignorais. Avec son canard et son parti, Édouard Limonov avait organisé plus que tout, en ratissant large, un véritable pôle contre-culturel en Russie. C'est sa réussite majeure et son héritage essentiel.

J'y reconnais sa générosité de toujours, celle qui l'obligeait à nourrir nos estomacs de jeunes loups quand avec ma bande on passait les voir lui et Natacha Medvedeva rue des Écouffes. Il nous exhortait à la patience en concoctant un roboratif ragoût russe et Natacha, qui travaillait au cabaret « Raspoutine » aux Champs-Élysées, entonnait les classiques russes de sa profonde voix de basse. Puis Édouard nous régalait d'histoires de la zone à Moscou et New York. J'y reconnais aussi son inlassable curiosité pour le monde, jusqu'à nos destins de jeunes Parigots vivant d'expédients.

De même, déjà écrivain professionnel reconnu, il nous donna des textes et nouvelles pour notre magazine gratuit de gamins, « Acte Gratuit » sans rien réclamer, par amitié.

Chez Limonov, on croisait des dissidents polonais anarcho-situs, rêvant d'escroquer la Sécurité d'État pour boire le pognon, grâce à de faux renseignements sur la diaspora. Au passage, ces dissidents polonais nous firent picoler de l'alcool de pharmacie allongé d'eau avec un zeste de citron.

Chez Limonov, comment pourrais-je oublier un mec aussi marrant, on croisait le photographe de mode Sacha Borodouline, une sorte de Polanski, petit Juif espiègle et malin comme un singe, qui bossait entre Paris et New York, en compagnie de la sculpturale Beth Todd, une américaine mannequin vedette des années 1980. Elle devait sa célébrité à une certaine ressemblance avec Lauren Bacall et elle vivait avec Borodouline, qui n'en était pas peu fier.

Chez Limonov, je rencontrai la splendide Elena Schapova, sa seconde femme dont il était déjà séparé, peu avant qu'elle ne se marie avec un comte italien. Elle tournait dans le salon comme une lionne en cage — de retour de la « Closerie des Lilas », après avoir pris de la coke avec Jean-Edern qui lui avait fait du rentre-dedans.

Nous l'avions rencontré avec mon camarade l'écrivain Pierre-François Moreau en mars 1981 par une matinée printanière. Juste après la mort d'Édouard, en m'envoyant un cliché où lui et moi sommes assis côte-à-côte ce jour-là, Pierre-François me glissa : « Je savais en la prenant que cette photo était historique ». Nous venions l'interviewer, n'ayant qu'une idée très vague de nos débouchés. Je pense qu'Édouard n'était pas dupe. Mais il s'en foutait. Nous étions les premiers véritables Parisiens dont il faisait connaissance en dehors de son éditeur, et de l'attachée de presse. Il s'ensuivit une amitié presque immédiate, non seulement avec nous deux, mais avec toute notre bande de potes. Nous finîmes par fourguer l'interview au magazine « Actuel ». Nous étions allé le voir à la suite de la publication de son premier roman scandaleux : « Le Poète russe préfère les grands nègres ». L'unique scène homosexuelle du livre défraya évidemment la chronique, mais ce qui choquait surtout, en réalité, parce que nouveau à une époque Bernard-Henri-Leviesque de dissidence bien-pensante, c'était le rejet instinctif, primitif et violent du Moloch-Baal capitaliste américain par un exilé d'URSS.

En 1982, avant mon premier voyage à New York en compagnie d'Édouard, parut ce qui est pour moi son chef-d'œuvre : Journal d'un raté, en réalité un montage de poésies, dont la progression constitue au fur et à mesure une narration par vignettes. Si j'en avais l'intuition à l'époque, je ne m'en rendis pleinement compte que des années plus tard en le lisant en russe : il s'agissait d'un recueil de poèmes !… Sa filouterie passa inaperçue en France où il était devenu (provisoirement) une idole de la bien lamentable gauche caviar. La pure beauté de ces instantanés et l'intelligence de la structure du bouquin m'inspirèrent la meilleure critique de l'ouvrage, je le dirai sans aucune modestie, dans les pages de l'infâme « Libération », peu avant qu'on me vire pour insolence envers le PS, facile de virer un pigiste. Il s'agissait de la lente dérive d'un exclu prolétarisé vers la violence, jusqu'à l'assassinat du président des États-Unis. « Taxi Driver » par Édouard, ou le nihiliste de l'exil.

Nous eûmes une certaine influence l'un sur l'autre et si, une fois qu'il était devenu politicien mes postures de cynique le faisaient parfois tiquer, mon rejet du messianisme des masses, nous nous connaissions depuis si longtemps qu'il finissait toujours par en rire. « Nous sommes trop vieux toi et moi pour changer » dit-il à notre avant-dernière entrevue en mai 2019, en défilant avec les Gilets Jaunes. Il exerça certainement sur moi une influence majeure. Ma vie n'aurait pas pris le même tour sans cette rencontre insigne. Et c'est peut-être réciproque : en 2015, chez lui, à Moscou, dîner arrosé de cognac et vodka, il reconnut que mon premier roman « Fasciste », inattendu même pour lui, avait beaucoup influé sur son parcours. Je lui en suis jusqu'à ce jour reconnaissant : il était très concurrentiel et n'admettait pas ce genre de choses très facilement. Mais, comme me le dit un jour lors d'une interview à Manhattan un autre ami, le journaliste Oleg Soulkine, Russe de New York : « Tu es un des rares dont il n'ait jamais dit de mal ».

Comment faire le deuil d'un ami de ce calibre ?…

«Antifixion.blogspot.com», 17 avril 2020

Edouard Limonov, écrivain et militant russe à la personnalité provocante, est mort

Literature • 20 Minutes avec AFP

Edouard Limonov, écrivain russe mis en lumière par le roman biographique « Limonov » d'Emmanuel Carrère, est décédé.

L'écrivain et militant russe Edouard Limonov, réputé pour ses romans sulfureux et la radicalité de ses engagements politiques favorables à l'opposition, puis au Kremlin, est mort mardi à Moscou à l'âge de 77 ans, selon le parti « Autre Russie », qu'il avait fondé.

Le député communiste Sergueï Chargounov a confirmé à l'agence de presse publique TASS que l'écrivain était décédé dans un hôpital moscovite, sans préciser les causes. « Jusqu'au bout, il gardait le contact et discutait. On pouvait lui écrire, il avait l'esprit clair », a ajouté Sergueï Chargounov.

Personnalité provocante

En France, Edouard Limonov avait bénéficié d'un important regain d'attention après la parution en 2011 du roman biographique Limonov de l'écrivain Emmanuel Carrère. Entre fascination à l'égard de la personnalité provocante de l'écrivain russe et critique de ses engagements ultra-nationalistes, l'ouvrage avait été couronné du prix Renaudot.

Né en 1943 à Dzerjink, dans la région russe de Nijni Novgorod, Edouard Limonov, de son vrai nom Savenko, était né d'un père membre du KGB et avait grandi près de Kharkiv, en Ukraine. Ses premières œuvres remarquées sont des romans autobiographiques narrant son exil d'URSS, en 1974, vers les Etats-Unis, puis en France.

Il avait fondé un parti « national-bolchévique »

Le premier d'entre eux, Le poète russe préfère les grands nègres, traduit en 15 langues, raconte ses désillusions au contact de la vie américaine et ses aventures homosexuelles dans les bas-fonds de New York. Dans les années 1980, Edouard Limonov, francophone, avait vécu à Paris et participé à des revues littéraires, se liant avec plusieurs figures montantes de la littérature.

Retourné en Russie dans les années 1990, après la chute de l'Union soviétique, cet auteur aux éternelles lunettes rondes — à la Trotsky — avait fondé un parti d'opposition « national-bolchévique », dont l'emblème fusionnait un drapeau nazi et un marteau et une faucille.

Limonov avait également rejoint des groupes nationalistes proserbes pendant la guerre de Bosnie, où il avait été filmé faisant feu à la mitrailleuse sur la ville assiégée de Sarajevo. Il avait également collaboré un temps avec l'idéologue russe d'extrême-droite Alexandre Douguine.

Candidature à la présidentielle rejetée

Arrêté en Sibérie en 2001, puis condamné en 2003 à quatre ans de prison pour détention illégale d'armes, Edouard Limonov avait bénéficié d'une libération conditionnelle au bout de trois mois.

Après l'interdiction du parti national-bolchévique, en 2007, il avait créé « Autre Russie » et participé à de nombreuses manifestations réprimées par la police. Le parti avait compté un temps dans ses rangs l'opposant et champion d'échecs Garry Kasparov. En 2012, la candidature de Limonov à l'élection présidentielle avait été rejetée par les autorités russes.

Virage pro-kremlin

Sa critique du pouvoir s'était toutefois mue en soutien au Kremlin après la révolution ukrainienne de 2014, qu'il avait vivement critiquée. Il avait par ailleurs soutenu l'annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée par la Russie, la même année.

Devenu ensuite chroniqueur pour le journal pro-kremlin Izvestia, Edouard Limonov était apparu ces dernières années lors d'émissions et de débats politiques sur des chaînes d'Etat russes. Sur la messagerie russe Telegram, le député ultra-nationaliste Vladimir Jirinovski a regretté « une grande perte pour la culture russe, et pour nous tous ».

«20 minutes», 18 mars 2020

L'écrivain et militant russe Édouard Limonov est mort

Romain Colas

L'écrivain et militant russe Édouard Limonov, réputé pour ses romans sulfureux et la radicalité de ses engagements politiques favorables à l'opposition, puis au Kremlin, est mort mardi à Moscou à l'âge de 77 ans.

« Aujourd'hui, 17 mars, est mort à Moscou Édouard Limonov. Tous les détails seront transmis demain », a annoncé le parti Autre Russie, fondé par Édouard Limonov, dans un message sur son site Internet.

Le député communiste Sergueï Chargounov a confirmé à l'agence de presse publique TASS que l'écrivain était décédé dans un hôpital moscovite, sans préciser les causes.

« Jusqu'au bout, il gardait le contact et discutait. On pouvait lui écrire, il avait l'esprit clair », a ajouté Sergueï Chargounov.

Né en 1943 à Dzerjinsk, dans la région russe de Nijni Novgorod, Édouard Limonov, de son vrai nom Savenko, était né d'un père membre du KGB et avait grandi près de Kharkiv, en Ukraine.

Ses premières oeuvres remarquées sont des romans autobiographiques narrant son exil d'URSS, en 1974, vers les États-Unis, puis en France.

Le premier d'entre eux, Le poète russe préfère les grands nègres, traduit en 15 langues, raconte ses désillusions au contact de la vie américaine et ses aventures homosexuelles dans les bas-fonds de New York.

Dans les années 1980, Édouard Limonov, francophone, avait vécu à Paris et participé à des revues littéraires, se liant avec plusieurs figures montantes de la littérature.

Retourné en Russie dans les années 1990, après la chute de l'Union soviétique, cet auteur aux éternelles lunettes rondes — à la Trotsky — avait fondé un parti d'opposition « national-bolchévique », dont l'emblème fusionnait un drapeau nazi, un marteau et une faucille.

Limonov s'était également joint à des groupes nationalistes proserbes pendant la guerre de Bosnie, où il avait été filmé faisant feu à la mitrailleuse sur la ville assiégée de Sarajevo.

Il avait également collaboré un temps avec l'idéologue russe d'extrême droite Alexandre Douguine.

Arrêté en Sibérie en 2001, puis condamné en 2003 à quatre ans de prison pour détention illégale d'armes, Édouard Limonov avait bénéficié d'une libération conditionnelle au bout de trois mois.

Après l'interdiction du Parti national-bolchévique, en 2007, il avait créé Autre Russie et participé à de nombreuses manifestations réprimées par la police. Le parti avait compté un temps dans ses rangs l'opposant et champion d'échecs Garry Kasparov.

En 2012, la candidature de Limonov à l'élection présidentielle avait été rejetée par les autorités russes.

Sa critique du pouvoir s'était toutefois mue en soutien au Kremlin après la révolution ukrainienne de 2014, qu'il avait vivement critiquée. Il avait par ailleurs soutenu l'annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée par la Russie, la même année.

Devenu ensuite chroniqueur pour le journal pro-Kremlin Izvestia, Édouard Limonov était apparu ces dernières années dans des émissions et des débats politiques sur des chaînes d'État russes.

Sur la messagerie russe Telegram, le député ultranationaliste Vladimir Jirinovski a regretté « une grande perte pour la culture russe, et pour nous tous ».

«Le Devoir», 18 mars 2020

Édouard Limonov, la rock star du national-bolchevisme

Idées / Débats • François Bousquet

On ne rêve pas comme il a vécu, disait La Bruyère du duc de Lauzun. Cela vaut pour Édouard Limonov, qui a eu plusieurs vies : SDF à New York, pop star à Paris, guérillero et poète à Moscou, où il créa en 1993 le Parti national-bolchevique avec Alexandre Douguine aux couleurs rouge et brune assumées, mais un rouge incandescent et un brun fauve. Tout pour nous plaire. Nous n’avons jamais manqué de l’interviewer et de le célébrer dans Éléments. Il vient de nous quitter des suites d’un cancer, à l’âge de 77 ans. Hommage.

« Tout le monde ne peut chanter,
Il n’est pas donné à chacun
De tomber comme une pomme aux pieds des autres.
C’est ici la suprême confession d’un voyou. »

Ces vers sont de Sergueï Essenine, un poète aussi immense que sa patrie — cosaque, paysanne, mais aussi soviétique. Oh que non, tout le monde ne peut pas chanter. Chanter, c’est ce qu’Édouard Limonov faisait le mieux, les femmes et la guerre. Ses femmes, qu’il épousait, indécrottable romantique, mais d’un romantisme noir (cinq mariages — et un enterrement désormais), sortaient d’un tableau de la Fronde ou d’une planche de Corto Maltese, entourées d’odeurs de canon et de venin envoûtant. Quant à la guerre, il en chérissait la violence sans aucune restriction. Chante, déesse, la colère d’Édouard !

Curieux destin que le sien. Il est resté jeune jusqu’au bout, mort à soixante-dix-sept ans dans la fleur de l’âge. Même vieux, il demeurait tel qu’il était au sortir de l’adolescence. Il possédait le pouvoir miraculeux de ne pas vieillir, par la seule grâce de la génétique et de la poétique. Jusqu’à ses derniers jours, il a ainsi conservé cette inaltérable jeunesse, Rimbaud des steppes aux semelles de vent, la peau légèrement ridulée et l’énergie fiévreuse des survivants chevillée au corps. Survivant, il l’était depuis ce jour de 2016 où un chirurgien avait extirpé de son cerveau en feu un caillot de sang gros comme un poing. Il a raconté tout cela dans « Et ses démons » (2018). « J’ai été pratiquement dans l’autre monde. » Oui, il venait d’un autre monde, univers de vieillards brejnéviens, d’idéaux fanés et de maréchaux séniles et congestionnés dont il fut l’enfant terrible, doublement dissident : de la gérontocratie soviétique et du « Grand hospice occidental » (1993).

Rouge et brun

Caïd dans la banlieue de Kharkov, ville russe d’Ukraine, où il a grandi, animateur de l’underground moscovite (le « souterrain » dostoïevskien) sous Brejnev, héros bukowskien à New York, cosaque à Saint-Germain-des-Prés, où il a connu son heure de gloire dans les années 80, précédé d’une réputation sulfureuse, avec dans ses bagages un livre tapageur et scandaleux, « Le poète russe préfère les grands nègres » (1979), où il retraçait sa vie de clochard new-yorkais, après s’être fait expulser d’URSS. En quelques mois, le Paris branché adopta celui qui se présentait comme le premier punk d’Union soviétique, le « Johnny Rotten de la littérature », du nom du chanteur déjanté des Sex Pistols. On le regardait à l’instar d’un animal de cirque, comme si on entrait sous un chapiteau pour admirer une bête sauvage ramenée d’une expédition lointaine, un reliquat de barbarie exotique, à califourchon sur une bouteille de vodka et une kalachnikov, qui signait ses livres avec le tranchant d’un tesson de bouteille, dans une langue crue, explosive, directe, aussi directe qu’une série de jabs qui vous envoient au tapis, à des années-lumière de la Russie folklorique et de ses airs de balalaïka. De son vrai nom, il s’appelait Édouard Savenko. Pourquoi Limonov ? Parce que c’est la contraction de limon en anglais, le citron, et de limonka, la grenade en langue verte russe. Il dégoupillait ses phrases comme des grenades et appellera le journal de son parti « Limonka ».

Rapidement, Jean-Edern le Magnifique le repéra. C’était une créature selon son goût. Il engloutissait des quantités phénoménales d’alcool, en portant des toasts à l’Armée rouge et à la Sainte Russie, tout en célébrant l’esthétique fasciste. Ce qui jetait un froid dans les dîners en ville, mais pas dans le cerveau en ébullition de Jean-Edern Hallier. À eux deux, il furent un peu les Bonnie and Clyde de la polémique. Limonov signait des papiers dans « L’Idiot international » et « Le Choc du mois » qui réconciliaient la gauche réactionnaire et la droite révolutionnaire. Rien ne résume mieux cette ligne transversale que l’article qu’Alain de Benoist signa en 1991 dans le journal de Jean-Edern. Il était intitulé « Barrès et Jaurès ». Tous ceux qui aspiraient à ce que le clivage droite-gauche disparaisse pouvaient s’y reconnaître. Un an plus tard, en 1992, le vote sur le traité de Maastricht leur donnerait l’occasion d’exprimer dans les urnes leur sécession. Didier Daeninckx, une fouine alors en vogue, polardeux insipide entre deux courriers de délation, dénonça un complot rouge-brun, quelque chose comme le retour du pacte germano-soviétique prêt à enfoncer les lignes Maginot de l’antiracisme. On était en 1993, mais « Didier dénonce » nous télétransportait en 1933 — le complot russe en supplément. Or, en fait de complot, il n’y avait que des écrivains et des intellos qui rêvaient de refaire le Conseil national de la Résistance (CNR).

Le pavillon noir de la piraterie

Dans la bande, un seul était authentiquement rouge-brun — Limonov. D’ailleurs, la première grande affaire qu’il mena, aussitôt de retour en Russie, après un passage éclair et pyrotechnique dans les Balkans, où il défendit les Serbes de Bosnie fusil d’assaut à la main, fut de lancer en 1993 avec Alexandre Douguine, le barde de l’eurasisme, le Parti national-bolchevique, dissous par Poutine en 2007, qui tenait plus du phalanstère paramilitaire que de l’organisation de masse. En rouge et brun, certes, mais sous le pavillon noir de la piraterie. De quoi faire perdre le nord à l’antifascisme des rédacteurs de l’AFP, notre agence Tass à nous, qui crurent déceler en lui un « écrivain ultra-nationaliste d’extrême gauche » (sic).

Ceux qui l’avaient connu « dans la dèche » durant ses années de vagabondage à l’étranger ne pouvaient certes pas imaginer une pareille reconversion. Pourtant, le guérillero perçait déjà sous le junkie illuminé, enfant du nihilisme soviétique et de ce « No future » punk passé en contrebande dans l’URSS poststalinienne. De Woodstock à Vladivostok, la voie était toute tracée. « Donnez-moi un million de dollars et j’achèterai des armes et je susciterai un soulèvement dans n’importe quel pays », annonçait-il dans son « Journal d’un raté » (1983).

Un punk homérique

Le plus curieux, c’est que le punk, chez lui, cohabitait avec un héros digne d’une « vie » de Plutarque, jouant Sparte contre Athènes, aussi fascinant que fascisant. Il y avait quelque chose d’homérique dans son hooliganisme. Une conception héroïque de l’existence. Ce fut l’Homère de l’underground, plus proche de Terminator que d’Achille, qui produisait sur vous une impression étrange tant il était pâle et chétif, rétracté dans une sorte de nanocorps que des lunettes à double foyer rétrécissaient un peu plus — sans rien retirer de sa prodigieuse énergie. Dans la somme qu’il lui a consacrée en 2011, Emmanuel Carrère en a fait un mélange de « Barry Lyndon soviétique » et de « Jack London russe », tant il y avait d’ingénuité dans son cynisme et de poésie dans sa violence. Pougatchev, Mandrin, Robin des bois devaient approcher cette combinaison nitroglycérinée. Comme disait de Pougatchev, le héros de la grande jacquerie contre Catherine II au XVIIIe siècle, Sergueï Essenine, toujours lui, grand frère de tous les François Villon russes, « Gloire à cet homme ! ⟨…⟩ Le peuple l’aime, lui, sa bravade, son toupet. » La plus belle définition du chef populiste !

Limonov était plus futuriste que populiste. On ne peut s’empêcher d’admirer son énergie intacte et son narcissisme enfantin, celui d’un homme confiant dans sa destinée héroïque, vivant dans l’attente d’un cataclysme géopolitique, auquel il se préparait depuis l’adolescence en s’astreignant à une discipline spartiate. Darwinien, nietzschéen et vitaliste, il pouvait réciter, à la croisée des années 2000-2010, devant des Parisiens ébahis, des chapitres entiers de « L’Agression » du biologiste prix Nobel Konrad Lorenz.

Avec Anna Politkovskaïa et Garry Kasparov

Même si la littérature n’était pour lui que la continuation de la guerre par d’autres moyens, il aurait préféré rater ses livres et réussir ses coups de force à la Malaparte. C’est l’inverse qui se produisit. Il rêvait de prendre le Kremlin, le Kremlin va tout lui prendre, le jetant en prison sous l’inculpation de trafic d’armes et de tentative de coup d’État au Kazakhstan, à la frontière duquel, dans les montagnes de l’Altaï, il avait installé un camp retranché de 1998 à 2001 avec ses militants du Parti national-bolchevik, les « natsbols ». Arrêté en 2001 par une centaine d’hommes du FSB (ex-KGB), qu’il comparait à l’Okhrana, la police politique de Nicolas II, il sera condamné à quatre ans de prison, avant d’être relâché au bout de deux ans et demi. Il s’est alors mis à jouer au démocrate, peinant cependant à cacher qu’il était plus intéressé par les bruits de botte et l’odeur de la poudre que par les droits de l’homme. Il finira d’ailleurs par avouer qu’il voulait, lui et ses troupes natsbols, arracher au Kazakhstan les régions russophones « kazakhizées » de force par Noursoultan Nazarbaïev. C’est pour cela qu’on l’a autant aimé. Son dernier engouement fut pour les Gilets jaunes. Il a du reste eu tout juste le temps de préfacer avant sa mort un magnifique album qui leur est consacré, « Gilets jaunes. Une année d’insurrection et de révolte dans Paris » (éditions Yellowpshere).

La dissidence était sa patrie intérieure. Sous Brejnev comme sous Poutine, peut-être même plus encore sous Poutine ! Les années 2010 le virent ainsi codiriger le mouvement Stratégie 31, qui manifeste tous les 31 du mois et évoque l’article 31 de la Constitution russe garantissant le droit de manifester. Il est ainsi devenu l’une des vedettes de l’opposition à Poutine. La télévision lui a même consacré un téléfilm, évidemment à charge, La chasse au fantôme. La journaliste Anna Politkovskaïa le défendait. À la fin des années 2000, on apercevait sa silhouette dans la coalition de l’ex-champion d’échecs Garry Kasparov, « Drougaïa Rossia », L’Autre Russie, aujourd’hui disparu, qui avait les faveurs des Occidentaux et rassemblait les opposants à Poutine. Ce qui ne laisse pas de surprendre, tant le nouveau tsar du Kremlin a accompli plus que n’en pouvait espérer l’auteur du « Manifeste du nationalisme russe ». Sa devise, devenue celle du Parti national-bolchevique, résume à elle seule son combat politique : « La Russie est tout, le reste n’est rien ! » On ne saurait être plus clair. En réalité, Limonov était contre, tout contre, Poutine, qui lui a volé son rêve : la restauration de la puissance russe.

Mad Max made in USSR

La jeune et tonitruante littérature russe sort de sa cuisse. N’avions-nous pas consacré, sous la plume de Pascal Eysseric, un papier sur le renouveau des lettres russes, titré « Les bâtards de Joseph Staline et d’Édouard Limonov » ? Combien de ces jeunes auteurs ont d’abord été des « natsbols » ? Une bonne école, de balistique et de stylistique. Des gens comme Zakhar Prilepine n’en viennent-ils pas, quand bien même ils se sont rapprochés du Kremlin ? Tout comme les premiers volontaires russes dans le Donbass, en 2014, que Moscou se fera un plaisir d’expulser. Alexandre Soljenitsyne, qui ne l’aimait guère, l’a un jour traité de « petit insecte qui écrit de la pornographie ». En vérité, tout séparait les deux hommes. L’auteur de « L’Archipel du Goulag » était un homme de l’âge classique ; celui de « La sentinelle assassinée », un personnage post-apocalyptique — Mad Max made in USSR. Mais tous deux appartiennent à la galaxie russe, plus particulièrement à la constellation dostoïevskienne, celle qui confronte la Russie des « saints » et celle des « possédés ». On n’ose dire « Paix à son âme ! » tant elle fut toujours en guerre.

«Éléments», 19 mars 2020

Georges Feltin-Tracol : « Alexandre Douguine porte une légende noire fabriquée par le système médiatique occidental d'occupation mentale » [Interview]

Propos recueillis par Lionel Baland

Georges Feltin-Tracol est un essayiste français de la mouvance nationaliste-révolutionnaire, justicialiste et archéofuturiste, issu des « Nouvelles Droites » européennes. Chroniqueur pour divers titres patriotes et auteur de plusieurs ouvrages, il a publié en 2012 « Réflexions à l'Est » (Alexipharmaque, coll. « Les Réflexives ») qui traite de la Russie. Lionel Baland l'interroge pour Breizh-info sur les idées du théoricien politique russe Alexandre Douguine, présenté par une partie de la presse d'Europe occidentale comme le « cerveau » du président russe Vladimir Poutine. Cet entretien sur ce thème fait suite à ceux donnés par Christian Bouchet et Robert Steuckers.

— Que pensez-vous du traitement médiatique d'Alexandre Douguine en France ?

— Alexandre Douguine porte une légende noire fabriquée par le système médiatique occidental d'occupation mentale. L'Hexagone n'y échappe pas. Cette mauvaise image provient des milieux anglo-saxons avant de se dupliquer dans tout l'Occident mondial. En 2016, un certain Paul Ratner le décrivait comme « le philosophe le plus dangereux du monde ». Bigre ! On en frissonne déjà d'avance… Un an auparavant, il subissait des sanctions étatsuniennes, canadiennes et de la bureaucratie pseudo-européenne. Il est aussi interdit de séjour dans l'Espace Schengen.

Dans L'Express du 17 mars 2022, Axel Gyldén le qualifie de « dangereux idéologue » et de « prophète du ressentiment ». Dans le même hebdomadaire, Marie Dumoulin contredit en partie son confrère en expliquant qu'en Russie, « Douguine est très visible et très médiatique. Mais il n'est pas proche de Poutine. Il fait partie d'une nébuleuse idéologique. » Ces deux journalistes ne mentionnent jamais qu'une dizaine de ses ouvrages sont disponibles en français grâce à la diligence des Éditions Ars Magna de Christian Bouchet dont il faut saluer le travail.

Spécialiste de la Russie, Axel Gyldén montre dans son article une belle sournoiserie. En 2012, il a sorti aux Éditions L'Express « Limonov par Édouard Limonov », une série de conversations avec l'écrivain russe. Il suit par conséquent avec attention la vie intellectuelle russe. Il sait pertinemment qu'Alexandre Douguine n'est pas l'idéologue suprême de Poutine. Certes, il fut un temps le conseiller géopolitique de Guennadi Selezniov, président communiste de la Douma d'État de 1996 à 2003. Oui, les académies militaires russes recommandent certains de ses ouvrages géopolitiques. Mais cela ne le fait pas maître occulte de l'État russe. Le complotisme n'est pas là où on le pense !

— Pourquoi Daria et Alexandre Douguine ont-ils été visés par un attentat monté par les services secrets ukrainiens ?

— La mort brutale d'une journaliste n'a pas suscité l'indignation des défenseurs habituels des plumitifs occidentaux… Pourquoi ce silence ? Les services secrets ukrainiens sont-ils les responsables de ce meurtre odieux ? Il existerait une unité spéciale capable d'actions extrajudiciaires. Serait-ce l'une de ses opérations clandestines perpétrées dans la banlieue de Moscou ? Si c'est le cas, le FSB devrait vraiment s'en inquiéter. Il faut savoir que depuis 2014, une épuration a éliminé des services ukrainiens de nombreux agents suspectés de russophilie. Cette lustration a bénéficié de l'aide intéressée des services polonais et, surtout, britanniques, plus d'ailleurs que des Étatsuniens. Londres considère l'Ukraine comme sa chasse gardée.

Pourquoi viser Alexandre et/ou Daria Douguine qui n'exercent pas une influence considérable sur l'opinion publique russe ? Pour en faire un exemple ? Outre la piste polono-anglo-ukrainienne, la piste intérieure n'est pas à écarter non plus. Le pouvoir poutinien n'est pas monolithique. Vladimir Poutine se trouve au centre de nombreux et complexes rapports de force dont il préserve par sa présence et sa volonté les subtiles et délicats équilibres. On schématise trop en décrivant les rivalités entre deux blocs : le clan libéral de Saint-Pétersbourg contre les siloviki (les structures de force).

L'intervention militaire en Ukraine a radicalisé l'ancien chef d'État (2008–2012) et président du gouvernement de 2012 à 2020 Dimitri Medvedev. Longtemps vu comme un libéral, il tient des propos outranciers et fait pression sur l'état-major qui conduit la guerre selon les enseignements du Maréchal Joukov ! Il entre en concurrence directe dans la perspective de la succession de Vladimir Poutine avec Evgueni Prigojine, le patron de la SMP (société militaire privée) Wagner qui bénéficie de l'appui du président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov.

On peut penser qu'Alexandre Douguine ne fasse pas allégeance à aucune de ces deux factions. Proche de l'homme d'affaires et monarchiste traditionaliste Konstantin Malofeev, il perçoit certainement Dimitri Medvedev comme un libéral déguisé en loup. Quant à Evgueni Prigojine, il s'en méfie. Il se souvient probablement que le fils de son ami, Gueïdar Djemal, théoricien du Parti de la Renaissance islamique dans les années 1990 et plus tard anti-poutinien convaincu, membre actif du Front de Gauche et de L'Autre Russie (ce qui le rapprochait de Limonov), Orkhan Djemal, a été assassiné dans la nuit du 31 juillet 2018 en compagnie de deux autres journalistes en République centrafricaine parce qu'ils enquêtaient sur les intérêts aurifères russes dans l'Est de cet État africain.

Les présentes hypothèses peuvent se révéler inexactes, voire infondées, à moyen ou long terme. Il est même possible qu'on ne sache jamais qui est le commanditaire de cet attentat.

— Avez-vous connu Alexandre Douguine ou sa fille Daria ?

— Je n'ai jamais rencontré Daria Douguine. En revanche, j'ai fait une émission toujours disponible sur Internet avec Alexandre Douguine dans le cadre de Radio Méridien Zéro en compagnie de Pascal Lassalle bien connu pour son attachement à la cause ukrainienne. Diffusée le 23 janvier 2011, elle avait été enregistrée le 10 janvier. En raison de la panne d'un micro, Christian Bouchet ne put y participer. Dès la fin de l'enregistrement, nous partîmes du premier studio étroit installé en plein centre de Paris et traversâmes à pied la Capitale afin de nous rendre tous les quatre dans un estaminet de la Montagne Sainte-Geneviève où Alexandre Douguine exposa sa vision du monde en présence d'Alain Soral.

Pendant le trajet, Alexandre Douguine et Pascal Lassalle discutèrent avec passion de l'Ukraine tandis que j'évoquai avec Christian Bouchet le nationalisme-révolutionnaire, le solidarisme et la Troisième Voie.

La figure d'Alexandre Douguine ne m'était pas inconnue. Outre quelques reportages sur la Russie post-soviétique dans le mensuel Le Choc du Mois et des recensions régulières principalement dans Vouloir, l'excellente revue de Robert Steuckers, j'ai lu avec grand intérêt son allocution « L'Empire soviétique et les nationalismes à l'époque de la perestroïka » dans les « Actes du XXIVe colloque national du GRECE. Nation et Empire. Histoire et concept » (GRECE, 1991), allocution qui le fit connaître du public français.

— Les idées du théoricien belge Jean Thiriart (1922–1992) sont une source d'inspiration pour Alexandre Douguine. Quelles étaient les idées de celui-ci et en quoi pèsent-elles sur celles de ce dernier ? Quelles sont les divergences entre ces deux penseurs ?

— À l'été 1992, un mois avant son infarctus fatal, Jean Thiriart se rend à Moscou. Les cénacles de l'opposition nationale-patriotique l'accueillent avec bienveillance. Il y rencontre Alexandre Douguine alors âgé d'une trentaine d'années. Thiriart vient de revenir en politique et contribue à la revue « Nationalisme et République » de Robert Schneider.

Hostile à l'atlantisme et au sionisme, le fondateur de Jeune Europe imaginait dans les années 1960 l'unité politique du continent européen dans un État centralisé d'inspiration léniniste et kémaliste. Pour Thiriart, la citoyenneté européenne dépasse, voire même efface toutes les altérités d'ordre ethnique, spirituel, linguistique, culturel et religieux. Son État européen s'étend alors de l'Irlande aux frontières de l'URSS.

Puis, dans les décennies 1970 et 1980, prenant acte du rapprochement géopolitique entre les États-Unis et la Chine populaire tourné contre l'Union Soviétique, il change son point de vue. S'il approuve le fonctionnement institutionnel de l'URSS, il trouve néanmoins que la constitution soviétique accorde une trop grande reconnaissance aux nationalités et au fédéralisme même si ce dernier est en pratique très atténué par le rôle dirigeant du parti unique. Il déplore le naufrage économique de la planification collectiviste, ce qui ne l'empêche pas d'envisager une alliance euro-soviétique. À ce sujet, il faut évoquer l'existence chez deux éditeurs différents de « L'Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin » paru en 2018, le premier (338 p.), dit « texte intégral », aux Éditions de la plus grande Europe Lyon — Bruxelles — Moscou, avec une préface de Yannick Sauveur (qui m'a remis un exemplaire, je l'en remercie encore) ; le second (192 p.) aux Éditions Ars Magna dans la collection « Heartland » avec une préface de Christian Bouchet, un texte de José Cuadrado Costa et un entretien entre Egor Ligatchev et Jean Thiriart. On y découvre un Thiriart « national-soviétique grand-européen ».

Dans les derniers mois de sa vie, Jean Thiriart amalgame son ancien engagement en faveur de l'Algérie française, sa passion paneuropéenne et sa vision euro-soviétique. Ainsi conçoit-il une république unitaire couvrant l'Europe, l'URSS, l'Afrique du Nord, le Proche-Orient et la Turquie. Il fait d'ailleurs d'Istanbul la capitale de cet État méta-européen.

Ordo-libéral en économie, Jean Thiriart est laïque et agnostique. Alexandre Douguine s'inscrit, lui, dans l'idée impériale russe qui a une évidente portée eschatologique qu'il présente en katéchon civilisationnel contre la Modernité tardive fluide.

Proche dans sa jeunesse de cercles païens informels, Alexandre Douguine s'est ensuite converti à l'Orthodoxie des vieux-croyants en communion spirituelle avec le patriarche de Moscou. Il admire certes Jean Thiriart, mais il se sent bien plus proche du romancier et géopolitologue Jean Parvulesco (1928–2010). Dans ces écrits géopolitiques qu'il importe de déchiffrer à travers un vocabulaire souvent fantasque, Jean Parvulesco mentionne un « Empire eurasiatique de la Fin », soit une parousie politique. Par ailleurs, Jean Parvulesco, en catholique paradoxal proche de l'hérésie, propose la « Coronation de la Vierge Marie », c'est-à-dire la reconnaissance de son mariage avec Dieu (ou Jésus) (l'abbé Georges de Nantes aurait eu lui aussi cette idée originale…).

— Après le coup d'État de Boris Eltsine en 1993 et l'opposition des députés à celui-ci, Alexandre Douguine et l'écrivain Édouard Limonov, qui avaient soutenu ces derniers qui ont été écrasés par la force, fondent le Parti national-bolchevique. En quoi consistent ces idées et de qui sont-elles inspirées ?

— Il ne faut pas trop se focaliser sur la phase nationale-bolchevique d'Alexandre Douguine. Dans le contexte chaotique des années 1990 et irrité par les divisions, les limites et les incapacités de l'opposition nationale-patriotique (Parti libéral-démocrate de Russie de Vladimir Jirinovski, Parti communiste de la Fédération de Russie de Guennadi Ziouganov, Russie au travail de Viktor Anpilov, … et j'en passe !), il tente de trouver un militantisme plus audacieux. Il s'allie avec l'écrivain dissident Édouard Limonov revenu au pays. Après une période « punk » passée aux États-Unis et en France où il collabora à « L'Idiot international » de Jean-Édern Hallier, Limonov part se battre en Bosnie aux côtés des Serbes, en Transnistrie en compagnie des russophones et dans le Caucase. Limonov verse dans l'activisme politique tel un D'Annunzio russe sans obtenir son épopée de Fiume. Limonov veut concilier activisme radical, esthétique romantique et coups médiatiques percutants. Leur entente sera assez brève, car ils s'exaspèrent mutuellement. Il en résulte l'éclatement du mouvement, des scissions et de notables divergences entre les deux hommes à la fin du XXe siècle. Plus tard, nonobstant de fortes critiques, Alexandre Douguine va apporter un soutien critique à Vladimir Poutine tandis qu'Édouard Limonov tombera dans un anti-poutinisme radical et se compromettra avec les libéraux néo-occidentalistes. Toutefois, avant de décéder, Limonov, originaire d'Ukraine, saluera la nouvelle politique étrangère du Kremlin, l'annexion de la Crimée et le soutien aux républiques indépendantistes du Donbass.

Le national-bolchevisme russe n'est qu'une facette de l'opposition russe aux chamboulements occidentaux. Il constitue un terreau intellectuel favorable à un dépassement ou plutôt à une combinaison hautement explosive des idées les plus radicales de « droite » et de « gauche ». Pour faire simple, il s'agit de renouer avec la diplomatie interventionniste de la Russie tsariste (Nicolas Ier ou Alexandre III, voire avec la politique étrangère de Staline après 1945 par exemple) et les acquis sociaux intérieurs de l'URSS. Pour plus de précisions dans l'histoire des idées, je renvoie le lecteur intéressé à Sylvain Roussillon, « Les fascismes russes (1922–1945). Vie et mort d'une mouvance en exil » (Ars Magna, coll. « Le Devoir de mémoire », 2021, 341 p.) que j'ai volontiers préfacé. Mentionnons « Pages russes » de Robert Steuckers (Éditions du Lore, 2022, 396 p.).

— Quelles sont les principales idées développées par Alexandre Douguine ? Quels sont les théoriciens qui l'inspirent ?

— Alexandre Douguine réfléchit, pense et écrit depuis plus de trente ans. Si certaines réflexions connaissent une évolution bien logique, le continuum entre le jeune Douguine et l'actuel Douguine reste fort. Son œuvre toujours en construction synthétise les travaux des eurasistes avec l'apport considérable de la Révolution conservatrice, des Nouvelles Droites et du traditionalisme (René Guénon et Julius Evola). Au fil des années, il y a ajouté des considérations marxistes et post-marxistes (Guy Debord et les thématiques féministes par exemple). Contrairement à ses détracteurs qui ne citent que ses textes de jeunesse, Alexandre Douguine poursuit son cheminement intellectuel qu'il rattache à sa foi. Il souhaite dépasser le panslavisme, la slavophilie et l'eurasisme dans un corpus théorique cohérent et opérationnel destiné en priorité au monde russe.

Alexandre Douguine puise une grande inspiration dans le brillant juriste et géopolitologue allemand Carl Schmitt (1888–1985) dont il reprend et affine le concept déterminant de « grand espace ». Par cette notion révolutionnaire pour les relations internationales, il veut sublimer (dans son acception chimique) la Russie dans une orientation ouvertement continentaliste. D'où sa relecture et son approfondissement de la pensée eurasiste et, ensuite, la formulation d'un néo-eurasisme qui se pose en élément central de la vie politique, ambition non effective pour l'heure.

— À la fin des années 1990, Alexandre Douguine se lance dans la conception et la diffusion des idées néo-eurasistes ? En quoi consistent-t-elles ? Pourquoi rencontrent-t-elles un succès ?

— Avant de vous répondre, citons encore une fois des références bibliographiques. Sur ce sujet, Marlène Laruelle a écrit deux livres très éclairants, « L'idéologie eurasiste russe. Ou comment penser l'empire » (préface de Patrick Sériot, L'Harmattan, coll. « Essais historiques », 1999) et « La quête d'une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine » (Éditions Pétra, coll. « Sociétés et cultures post-soviétiques en mouvement », 2007). Il faut aussi mentionner Lorraine de Meaux, « La Russie et la tentation de l'Orient » (Fayard, 2010). La pensée d'Alexandre Douguine s'inscrit dans cet héritage qu'il mêle à l'apport soviétique. Il considère dès 1992 qu'il importe de réévaluer de manière positive les soixante-dix ans de soviétisme. Sa troisième voie prend la forme d'un néo-eurasisme qui se distingue des autres néo-eurasismes du moment, en particulier ceux de Lev Goumilev et d'Alexandre Panarine.

L'eurasisme douguinien n'est qu'une étape dans sa démarche intellectuelle puisqu'il énonce bientôt une quatrième théorie politique avant d'affirmer dans une perception hautement polémologique un conflit ontologique des Dasein civilisationnels. Il assigne au territoire russo-tsaro-soviétique dans l'approche sotériologique d'une « Troisième Rome » salvatrice la vocation de rempart à la déferlante ultra-moderne liquide occidentale.

Son eurasisme se fonde sur un ensemble théorique plus complexe encore. Il généralise d'abord la conflictualité entre la Terre et la Mer bien mise en évidence par Carl Schmitt. L'Eurasie devrait être un pôle terrestre capable de résister aux menées subversives du pôle aquatique qu'est le monde romano-germanique et/ou l'Anglosphère. Cette vision binaire typiquement géopolitiste ne correspond pas à la réalité stratégique. Toute thalassocratie a en effet besoin de forces terrestres et toute puissance tellurique doit disposer de forces navales appropriées. L'Allemagne de Guillaume II et l'Armée rouge soviétique détenaient une solide marine qui ne fut guère employée. Avec l'éventualité du réchauffement climatique, la navigation en Arctique deviendra plus facile. Or la Russie possède une immense façade littorale. Cela déclenchera-t-elle une prise de conscience stratégique pour la maîtrise de la Mer ? N'oublions pas non plus que le conflit se déploie dorénavant dans les cieux, dans l'espace, sous les eaux, dans l'univers informatique et cybernétique ainsi que dans le monde communicationnel sans omettre les éléments démographiques, sociaux et économiques. La dichotomie Terre — Mer est trop réductrice.

Des commentateurs peu avisés décrivent Alexandre Douguine en chantre du « monde blanc ». Quelle erreur ! Pour lui, les quatre religions traditionnelles de la Russie sont l'Orthodoxie, le judaïsme, l'islam et le chamanisme. L'instance spirituelle du Mouvement international eurasien compte un rabbin traditionaliste et un mufti musulman. L'eurasisme a une logique impériale et spiritualiste qui va à l'encontre du laïcisme républicain universaliste.

À l'instar de Constantin Leontieff (1831–1891) qui défend une conciliation néo-byzantine entre les deux héritiers de l'Empire romain d'Orient, l'Empire russe et l'Empire ottoman, Alexandre Douguine prône une coopération entre la Russie et la Turquie. Méfiant à l'égard de l'État grec qu'il juge inféodé à l'atlantisme, il aimerait que Moscou reconnaisse la République turque de Chypre du Nord. Force est d'observer que sa vision néo-eurasiste a une résonance certaine dans certains milieux autorisés turcs. Deux amiraux turcs ouvertement eurasistes, Cem Gürdeniz et Cihat Yayci, ont relancé le projet de « Mavi Vatan (Patrie bleue) ». Enfin, considéré comme le tenant eurasiste d'extrême gauche et son principal interlocuteur local, Doğu Perinçek préside le Parti de la Patrie. L'un de ses essais est disponible en espagnol et depuis 2022 aux éditions Fides : « Pioneros de la era asiática. Lenin, Atatürk y Mao en el siglo XXI » (« Pionniers de l'ère asiatique. Lénine, Atatürk et Mao au XXIe siècle »).

Alexandre Douguine intègre toutefois sa vision eurasiste dans un cadre plus large encore : la « Quatrième théorie politique ». Réponse à la Modernité tardive et/ou au postmodernisme, cette « Quatrième théorie politique » rejette non seulement le libéralisme dans toutes ses expressions, mais elle récuse aussi le communisme et le fascisme. La « Quatrième théorie politique » constitue une étape importante dans la formulation finale de sa Weltanschauung. L'œuvre de Martin Heidegger en cours d'édition complète avec la publication polémique des Carnets noirs le stimule profondément. Ainsi articule-t-il la notion de Dasein dans une noomachie (guerre de l'esprit) planétaire avec un soubassement lié à Herder porté au niveau d'espace civilisationnel. Grâce aux traductions mises en ligne sur Euro-Synergies de Robert Steuckers, on sait enfin qu'Alexandre Douguine examine le « sujet radical », à l'instar du jeune Evola qui s'interrogeait, après son moment artistique dadaïste, sur l'« individu absolu ».

Dans un monde qui ne pense plus et qui ne fait que répéter les mensonges de l'hyper-classe cosmopolite, Alexandre Douguine est un grand producteur d'idées. On comprend mieux maintenant sa présumée « dangerosité » …

«Breizh-info.com», 19 février 2023

La Russie de Poutine et la Chine de Xi :
deux livres pour appréhender deux systèmes

On a lu • Charles Haquet

«316.V, épitaphe à l'idiot», une satire de la Russie oligarchique inédite en France ; «Beyrouth sentimental», l'histoire d'amour d'un immortel avec le Liban ; «La société de surveillance made in China», l'effroyable surveillance du peuple chinois par le PCC.

16.V, épitaphe à l'idiot

par Edouard Limonov, trad. du russe par Marie Roche-Naidenov.
Louison éditions, 347 p., 19€

On la surnomme la «Guerre des 24 heures». Soit la durée du bref conflit nucléaire entre les Etats-Unis et la Russie, qui a causé plus de 50 millions de victimes. Dans ce monde dévasté, les ressources sont rares. Une loi, 316.V, impose un strict contrôle de la population. Toute personne âgée de plus de 65 ans est impitoyablement supprimée par le terrible ministère de la Démographie. A New York, un homme se rebelle…

Publiée en Russie en 2005, cette dystopie d'Edouard Limonov n'avait jamais été traduite en français. Voyou à Kharkov, poète underground à Moscou, majordome à New York, écrivain déjanté à Paris, prisonnier politique et opposant de Poutine, Limonov, mort en 2020 à l'âge de 77 ans, incarne les soubresauts et les excès des décennies post-soviétiques. Satire de la Russie oligarchique («Le pays vit de l'exportation de matières premières vers les pays européens et d'investissements en dollars aux Etats-Unis et au Japon. Nous parasitons avec succès le labeur des autres», raille un protagoniste russe), ce roman orwellien explore des thèmes prémonitoires : le chantage nucléaire, la gérontocratie des classes dirigeantes ou les dérives autocratiques qui pèsent sur le monde. «Les années ont balayé et détruit les idéologies, seuls en subsistent les principaux slogans qui décorent les façades des lieux de pouvoir ⟨…⟩ C'est le système, la structure, l'Etat qui se sont avérés les plus importants», soupire le héros. Un régime sans idéologie, sinon la captation systématique des pouvoirs et la prédation des ressources. La Russie de Vladimir Poutine, telle qu'Edouard Limonov la voyait déjà en 2005.

⟨…⟩

«L'Express», 27 juillet 2023

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